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L'abbé Louis-Auguste LAURENT
Notice nécrologique par l'abbé KELLER
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CHAPITRE VI (Page 83)

NOTRE DEUIL
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MONSIEUR L'ABBÉ Louis LAURENT
ARCHIPRÊTRE DE GORZE


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NOTRE ÉMOTION

   L'abbé Laurent est mort. Nos hommes de Lourdes, tous nos pèlerins de Lourdes le savent. Ils ont appris son décès subitement, sans aucune nouvelle préparatoire -à ce grand deuil. Ils ont lu et relu les articles qui relataient ses obsèques grandioses. L'abbé Laurent n'est plus. Et nous ne pouvons pas y croire.
Ce n'est peut-être qu'au prochain pèlerinage que forcément nous le croirons !
O mort, comme tu frappes vite et soudain ! Pauvre abbé Laurent ! Voilà le cri qui a été jeté si souvent pendant ces derniers temps, cri de stupeur, cri de douloureuse émotion, cri que je jette encore moi-même en commençant ce chapitre - que je ne pensais pas écrire !
Cher abbé Laurent : je vous vois, comme je vous verrai toujours !
J'ai là devant moi votre portrait publié dans la Croix de Lorraine. Votre grand ami du Journal l'a choisi spécialement entre plusieurs autres. Il l'a voulu jeune encore, viril, énergique, quoique doux. Il l'a voulu comme on vous avait vu si souvent au moment où, de votre bouche si expressive, allaient sortir des paroles de feu auxquelles personne ne résistait !
Notre-Dame de Lourdes, vous nous l'aviez donné, vous nous l'avez repris ! Oh ! bous vous aimerons , quand même, ô Mère I Nous tacherons- de vous aimer comme il vous aimait. Celui qui a choisi son portrait l'a encadré d'une couronne simple et solide, du genre de celle que les soldats déposent sur la tombe de leur officier. Cette couronne, ô cher maître, vous nomme Chevalier de Marie.
   Vous l'étiez !
   Vous l'étiez depuis votre enfance !
   Vous l'étiez quand vous prêchiez notre retraite (le première communion !
   Vous l'étiez à la Vierge du Mont, à Gorge !
   Vous l'étiez à la Vierge de Hayange !
   Vous l'étiez surtout à Lourdes !
   Vous l'étiez jusque dans vos derniers moments, où, avant de quitter cette terre, vous passiez en revue tous vos faits d'armes. Pendant qu'on priait et pleurait autour de vous, vous prêchiez encore, et vous prêchiez surtout de Lourdes et de Marie.
J'ai lu qu'un officier mourant disait à son ordonnance : « Tourne-moi du côté de la patrie !
Vous, vous êtes mort en regardant vers la Vierge de Lourdes !
Cher abbé Laurent ! Comme vous aimiez Notre-Dame de Lourdes ! L'an dernier vous étiez aux portes de la mort : Notre-Dame de Lourdes vous a guéri selon votre désir : car vous l'aviez invoquée tout particulièrement alors. Elle vous avait exaucé : et vous veniez de faire, selon votre promesse, votre pèlerinage d'actions de grâces. Ce fut la dernière faveur de Marie. Vous le pressentiez, du reste. La mort a fait sa reprise. Vous êtes désormais avec Marie. Heureux, vous nous attendez. Oh ! vous resterez là-haut le chevalier de Marie. Vous prêcherez toujours de Marie. Seule votre chaire sera plus haute. Nous vous entendrons encore longtemps.

   Il y a quelques années, sou ami fidèle, archiprêtre comme lui, se mourait lentement à Réchicourt : cet ami regardait la mort en face depuis des semaines. L'abbé Laurent et moi nous lui rendions une dernière visite. Nous avions passé ensemble une journée même agréable, autant que l'on peut dire : ils avaient remémoré ensemble les joies de Notre-Dame à Metz où, longtemps vicaires, ils n'avaient été qu'une tête et qu'un cœur, et puis ils avaient parlé des temps nouveaux. « Pour moi, disait l'un, je m'en vais, je le sais. J'aurais pu vivre encore, cependant. Que la volonté de Dieu soit faite. Il vaut mieux accepter l'heure de Dieu et mourir au poste. »
Tous les deux sont morts au poste, à un poste honorable où les circonstances des temps les confinaient forcément. L'abbé Laurent avait pensé sérieusement mourir à Woippy. Sa nomination d'archiprêtre vint le surprendre. Il alla à Gorze qu'il savait bien ne plus devoir quitter. La Cité de Gorze gardera précieusement ses restes mortels. Son souvenir restera en tous ceux qui l'ont connu. Nos prières nous mettent constamment en relation avec lui. Prier pour les défunts, c'est accélérer leur bonheur ; prier pour les défunts, c'est se faire du bien à soi-même, parce que c'est se souvenir et revivre.
Nous prierons donc tous pour M. l'abbé Laurent et nous nous souviendrons de lui encore bien longtemps.
Notre Œuvre de Lourdes fait en ce vénéré défunt une perte irréparable.
Aussi, dès le lendemain de son décès, Monsieur le Directeur du Pèlerinage me disait : « Quel chapitre vous avez à ajouter maintenant à votre Relation ! Écrivez donc ! Dites et répétez combien nous devons à notre éminent Prédicateur de Lourdes. Cette Relation sera envoyée, non seulement à nos hommes de 1914, mais encore à tous nos hommes de Lourdes depuis 1906. C'est là un hommage que nous devons à M. l'Archiprêtre de Gorze. »
Deux jours après, M. le Chanoine Collin, du Lorrain, nous encourageait à écrire quelques mots sur la vie du défunt, tout en nous esquissant rapidement le cadre que l'on pourrait remplir.
Puis, assuré de précieux concours, nous nous mettions à l’œuvre.
C'est notre regret de ne pouvoir offrir à nos hommes de Lourdes et aux nombreux amis du défunt une monographie complète, mais une simple notice biographique et nécrologique.
Cette notice est donc un modeste essai ou plutôt, une ébauche, non un portrait. Beaucoup la retoucheront d'eux-mêmes, par affection, et la complèteront par reconnaissance.
Brièvement nous parlons du séminariste, pour pouvoir nous étendre davantage sur l'action du prêtre. En un article spécial nous disons son action à Lourdes. Enfin, nous concluons par le récit des derniers jours et des funérailles.
LE SÉMINARISTE

   L'abbé Louis-Auguste Laurent est né le 14 janvier 1855 à Hinckange, sur la limite du pays de Boulay et de Metz. Il était le quatrième et dernier enfant de Nicolas Laurent et de Marie-Anne Girard. Par sa mère, il appartenait à une vieille famille, toujours en vie, de cultivateurs du pays messin. Les Laurent, eux aussi, formaient toute une lignée de cultivateurs dont on peut poursuivre la souche commune - chose assez rare maintenant - jusqu'avant la guerre de Trente-Ans. Des actes en font foi à Hinckange-Breclange pour l'année 1626.
Dès 1857, Nicolas Laurent quittait Hinckange et venait à Frécourt prendre une ferme appartenant à la famille de Saulcy.
L'abbé Laurent était donc issu de la culture et de la grande culture. Les nombreux fermiers ont toujours été une des particularités de la Lorraine. Travailleurs, entreprenants, ayant sous leurs ordres des familles de manœuvres, ils acquéraient, dans les villages où ils exploitaient, une réelle influence, et jouissaient toujours d'une certaine considération. Ils occupaient donc une place un peu plus élevée dans le rang de tous nos cultivateurs lorrains.
Déjà en ces temps, quand ils le pouvaient, ils veillaient à donner à leurs enfants une ou deux années d'instruction un peu secondaire. Tout le monde sait avec quel succès les instituts des Frères de Beau-regard, Longuyon, Hachy ont instruit et éduqué des centaines d'enfants de la grande culture lorraine.
L'attention de ce milieu, il est vrai, était moins portée vers nos séminaires.
C'était plutôt le curé du village qui allait frapper à la porte de la ferme et demander tel enfant de choix pour le service de l'église. Ce ne fut cependant pas le cas pour la vocation de Louis-Auguste Laurent.
L'abbé Draguet, curé de Servigny-lès-Raville, dont Frécourt dépendait, homme à caractère vif et bref dans ses appréciations, venait de prendre le poste de Mécleuves (1866). Son successeur, l'abbé Cazin, arriva en 1867.
Ce changement de prêtres nuisit aux futures études du jeune Laurent.
Nicolas Laurent avait donc quatre enfants. La mère, surtout, disait à son mari chrétien comme elle : « Notre Louis est le plus jeune, il est éveillé et intelligent et pourrait faire quelques études. S'il voulait devenir prêtre, ce serait un bonheur pour nous ».
C'était là déjà l'idéal de toutes nos familles chrétiennes. Un fils prêtre, c'était le repos assuré pour les vieux parents, c'était la fierté du nom et de la famille.
L'homme propose et Dieu, dans les vocations religieuses, dispose des projets humains pour les faire servir à son œuvre et à sa gloire.
La joie du jeune Louis fut bien vive, quand il apprit qu'il allait apprendre le latin. Dès ce temps, il fit acte de volonté... Il voulait étudier. Hélas ! les leçons du maître n'étaient pas assez nombreuses à son gré. Aussi après quelques études chez l'abbé Cazin, un beau jour Nicolas Laurent prit cheval et voiture, chargea son fils et le conduisit chez son ancien curé, l'abbé Draguet, à Mécleuves. L'affaire était entendue d'avance. Ce n'était pas une petite besogne qui s'imposait à l'abbé Draguet et à son gouvernement, puisque l'élève devait habiter chez le maître.
L'abbé Draguet, qui aimait la famille Laurent, avait répondu brièvement : « Amenez-le-moi ! ». Et l' enfant vint, le cœur un peu gros de quitter la maison paternelle, mais bien disposé au travail.
Il resta donc à Mécleuves. Les études profitèrent vite. A défaut de zèle, un tel élève aurait stimulé son maître. Du reste, le maître était actif, sévère même et surtout sobre de compliments. Une seule fois pendant les longs mois d'études, il loua son élève : « C'est bien », dit-il simplement.
Malgré ces apparences, le maître aimait son élève et en garda toujours un excellent souvenir. A ce propos rapportons ici l'anecdote suivante :
L'abbé Draguet invita un jour le jeune et brillant vicaire de Notre-Dame à venir prêcher la première communion dans sa paroisse. On sait de quelle faveur cette fête jouit à la campagne. L'orateur ne fut pas au-dessous de sa tâche, il fut même au-dessus de son maître d'autrefois, tout au moins impressionna-t-il vivement son vieux curé. Car quand l'abbé Laurent descendit de chaire, l'abbé Draguet, malgré l’usage, y monta à son tour et commença ainsi ses remerciements à l’orateur et à l'auditoire : « Vous venez d'entendre ce que vient de vous dire le dernier de mes élèves… »
Louis-Auguste Laurent dut rentrer au Petit Séminaire de Montigny en octobre 1869 et en classe de cinquième. L'abbè Draguet lui fit donc faire la huitième, la septième et la sixième. De suite, l'élève se classa bien sans cependant obtenir les succès des années suivantes. Malgré les soins de l'abbé Draguet et les moyens de l'enfant, il restait des lacunes à combler.
« A tout jeune Lorrain qui se destine à l'état ecclésiastique, le Petit Séminaire de Montigny ouvre un abri où il se sent tout de suite en famille. L'accueil paternel qu'il y reçoit, la franche et bonne camaraderie qui y règne, la tutelle efficace et discrète dont il se voit entouré par un groupe de maîtres choisis, tout lui donne l'illusion qu'il est bien chez lui » (C'est ainsi que commence un ouvrage très intéressant dû à la bonne plume de M. l'abbé Hamant, notre vénéré et ancien maître, aujourd'hui supérieur du Petit Séminaire de Montigny. Rappelons que M. Hamant a publié deux volumes sur Montigny : 1° Le Petit Séminaire de Montigny, 1808-1900, ouvrage historique, 1902, chez Houpert. 2° Le Petit Séminaire de Montigny, « Impressions et Souvenirs », 1904, Guénange).
C'est si vrai. Ce le fut en particulier pour Louis Laurent. Comme il se plaisait à Montigny ! C'est avec beaucoup d'à-propos, quand je prenais mes premières leçons chez lui à Woippy, que pour m'encourager au travail, il me parlait des joies du Petit Séminaire.
Hélas ! ces premières joies furent de courtes durées. La guerre, la triste guerre arrivait. « Elle vint fondre sur la Lorraine comme un coup de foudre. Sur la demande des autorités militaires, les élèves furent renvoyés dans leurs familles, un certain nombre d'entre eux revinrent se consacrer aux soins des malades et des blessés : le Petit Séminaire venait d'être converti en ambulance. Les premiers blessés arrivèrent le 6 août. Depuis ce moment, les soins s'y continuèrent sans interruption jusqu'en mars 1871 » (Histoire du Petit Séminaire, p. 128).
Voilà en style bref la triste et belle page de l'Histoire du Petit Séminaire pendant ces temps douloureux.
Les élèves furent congédiés sine die, Louis Laurent rentra chez lui comme il put. Déjà l'ennemi envahissait son village. Un jour il me racontait comment il pleurait derrière le mur du jardin paternel à l'annonce des premières défaites et à la vue des envahisseurs. Aussi avec quelle émotion parlera-t-il plus tard de ces choses.
On sait l'affolement de nos gens de la campagne qui redoutaient les troupes ennemies comme autrefois on redoutait les invasions.
Louis Laurent était venu à Metz avec sa famille. Mais dès les premiers jours du blocus il repartit avec sa mère vers la maison paternelle à Frécourt. La rentrée des classes après la guerre n'eut lieu que le 18 avril 1871. Les parents de Louis Laurent avaient eu un moment d'hésitation avant d'envoyer l'enfant reprendre ses classes. L'affolement et la désolation de la guerre duraient toujours. Mais l'enfant accusa de nouveau sa volonté : « Puisque j'ai commencé, pourquoi ne pas continuer », répétait-il à ses parents.
Louis Laurent reprit donc le chemin de Montigny et rentra en quatrième.
On se remit fébrilement au travail. D'autant plus qu'on venait de perdre six longs mois. Du reste, en ces temps si tristes, en cette maison qui semblait encore retentir des cris des blessés, les jeunes têtes n'étaient pas aux jeux. On travailla donc et la distribution solennelle des prix eut lieu le 5 septembre sous la présidence de Monseigneur l'Évêque.
L'abbé Laurent et son concurrent Edmont Dublanchy, de Bruville, y eurent chacun huit nominations.
L'élève tenait donc la tète de son cours. Il maintint ce rang les années suivantes. La dernière, la Rhétorique fut pour lui un vrai succès. A la distribution du 17 août 1874, il obtenait quatorze nominations dont six premiers prix, laissant ses concurrents assez loin derrière lui. C'était un brillant sujet sur toute la ligne et surtout, chose intéressante pour le futur orateur, en discours français et latin et en analyse oratoire.
Il quitta le Petit Séminaire pour jouir des dernières vacances avant ce pas décisif de l'entrée au Grand Séminaire de Metz.
L'enfant était toujours revu avec grand plaisir à la maison paternelle. Ses parents étaient fiers de lui. Ses frères, loin de le jalouser de ce qu'il étudiait pendant qu'eux peinaient durement, l'aimaient cordialement. Du reste, il n'était pas un inutile en vacances. Après avoir fait ses exercices de piété et salué son curé d'alors, M. l'abbé Saint-Paul, prêtre de distinction qu'il reverra plus tard à Ancy, le jeune Louis, même étant grand séminariste, travaillait bien volontiers à la ferme. Son aide était d'autant plus nécessaire que les vacances coïncidaient avec les grands travaux de la moisson et des dernières récoltes.
Son frère, de qui nous tenons tous ces détails de famille, nous racontait comment, étant déjà à Saint-Sulpice, l'abbé aidait la famille de sa force, physique et de l'énergie de son caractère. « Papa est fatigué, disait-il, je prendrai sa place l'après-midi. » On déchargeait haut et vite, et l'abbé ne choisissait pas le meilleur poste.
Après de bonnes études de philosophie et une première année de théologie, le jeune minoré fut choisi par ses maîtres pour être envoyé à Saint-Sulpice, à Paris, continuer ses études de théologie.
C'était une grande faveur très appréciée des élèves, surtout de ceux qui en étaient l'objet. Car ce grand Séminaire, un peu international, conduit par des maîtres de grande expérience, offrait à nos messins une excellente occasion d'élargir et de modifier le cercle de leurs connaissances.
L'abbé Laurent y noua des amitiés durables. Quatre séminaristes de son cours sont devenus évêques dans la suite, dont trois après le Concordat. Un autre ami est curé d'une importante paroisse de Paris.
Ce Lorrain fit figure à Paris, surtout pour les œuvres des fameux catéchismes de Saint-Sulpice. C'est là qu'il brilla par son talent. Aussi quand M. Wagner, vicaire général, passera plusieurs années après le départ de l'abbé Laurent pour revoir cette maison où il avait lui-même étudié autrefois, on lui dira : « L'abbé Laurent était le meilleur de nos catéchistes ». En décembre 1879, notre défunt rentrait à Metz et le 20 de ce mois il recevait la prêtrise avec sept autres de ses confrères de Metz des mains de Mgr Dupont des Loges à la chapelle de Sainte-Glossinde.
Le jour de Noël, il chantait sa première messe à Servigny. Cette grande cérémonie se passa en toute intimité en raison de la saison. Le soir même de Noël, il rentrait à Paris continuer ses études. Fin de juin 1880 il revenait au pays comme bachelier en théologie. Le 19 juillet, il recevait sa nomination de vicaire à Notre-Dame à Metz.
Le voici donc voué à ce ministère des âmes où pendant trente-trois ans il rendra des services tellement signalés qu'il occupera, assez tôt, une place de marque dans le clergé diocésain.
LE PRÊTRE

« Il fut comme Prêtre un initiateur ».
(Croix de Lorraine du 6 juin 1914).

   Même dix ans après la guerre, la paroisse de Notre-Dame avait conservé, somme toute, son caractère d'autrefois. A sa tète se trouvait alors M. l'abbé Poncelet, un prêtre de distinction, qui volontiers laissait à ses quatre vicaires un vaste champ d'action où chacun pouvait jouir d'une grande initiative.
Très entreprenant de son naturel, ayant puisé d'excellentes idées à Paris, notre jeune vicaire allait exercer bientôt en cette grande paroisse un zèle débordant et même surprenant pour l'époque.
Deux mots reviennent facilement en ses lettres d'alors : Joie et courage. Avec cette devise et son tempérament, il fut vite l'ami de la jeunesse.
Les Congrégations ne manquaient pas alors, l’abbé Laurent dirigea avec plein succès celle des jeunes filles de Taison. Ses instructions régulières étaient entraînantes et parfois haletantes d'intérêt. Aussi les Congréganistes lui gardèrent-elles un excellent souvenir. D'autre part, l’œuvre des catéchismes paroissiaux captiva bientôt son zèle et sa prédilection.
Partisan enthousiaste du système de l'émulation, il introduisit sur la paroisse la méthode sulpicienne des Fêtes de Catéchisme. Madame la baronne de l'Espée, admiratrice, puis grande bienfaitrice de cette œuvre, assistait volontiers à ces fêtes qu'elle facilita en permettant de créer la salle des catéchismes attenant au presbytère si à l'étroit. L'abbé Laurent fit plus. Dès qu'il put jouir de cette salle, il en fit un centre de réunion et un point de départ pour les fameuses sorties du jeudi.
Pour encourager les enfants, pour les attacher davantage au presbytère et à la vie paroissiale, pour les occuper les longues journées de congé, pour les éduquer chrétiennement et sainement, ce grand vicaire s'imagina de devenir leur officier-instructeur.
A la bonne joie des Messins d'alors, il fallait voir ce petit bataillon d'adolescents s'en aller drapeau flottant, musique en tète, glissant militairement à travers les rues de Metz d'antan.
Et le maître, assisté de ses confrères, dirigeait fièrement, la joie au cœur et aux yeux, ces cent cinquante enfants vers la banlieue et plus loin parfois jusque Novéant et Talange.
De suite, ces promenades attirèrent l'attention. Les plus heureux c'étaient encore tous ces petits Messins narquois qui plaisantaient leurs compagnons de jeu d'autres paroisses. Ces promenades donnèrent lieu, un jour, à un procès resté fameux. Une lettre, écrite à sa famille, nous en parle dans un style plein de verve. Contentons-nous, à notre regret, de la résumer :
« La colonne enfantine s'était arrêtée à la Bonne-Fontaine. Quelques enfants, ayant amassé un peu de foin, eurent l'idée d'y mettre le feu. Arrive le propriétaire du foin gâté : c'est un homme farouche. Le chef du bataillon offre une compensation pécuniaire. Le garde champêtre refuse lui-même de verbaliser, le maire de Devant-les-Ponts rit de tout son cœur, mais ne peut calmer son administré. C'est un procès qu'il faut. Il arriva. Notre homme essaya même d'en faire une action... politique. C'était un peu fort. A Metz, on se faisait des gorges chaudes. Surtout les confrères de l'abbé Laurent qui le traitaient d'incendiaire digne des travaux forcés. »
Comme il fallait s'y attendre, l'incendiaire perdit son procès. Plus tard, bien souvent, en des réunions de l'Union populaire, il racontera ce procès au grand plaisir de nos Lorrains et avec une verve impitoyable surtout quand il parlait la langue de chez nous.
« Penseu in pou ! J'a ètu condamnai a une omende... po une bocotte de roueïn.:. et dire qu' l’oteu co purie. »
Dans la même lettre, il ajoute deux mots que nous citons - bien que hors sujet - vu l'intérêt qu'ils auront pour les amis.
« Notre vénérable Curé est parti à Niederbronn. Nous voilà donc en république pour trois semaines. J'en suis le président, dit-on. Du reste chacun a son ministère et son portefeuille.
Ce soir, tous les quatre, nous allons souper à Novéant, dans la maison de campagne de l'abbé Rossignol.
C'est la fête à Frécourt le 20 juillet, dites-vous. C'est mal tombé pour moi ! Vous savez que, ce jour-là, je prêche à Varize la première messe de l'abbé Cognon ».
Nous ne pouvions manquer l'occasion de montrer les excellentes relations qui existaient entre l'abbé Cognon et lui.
Hélas ! ce dernier, professeur au Grand Séminaire, mourra plus tard lui-même bien prématurément.
L'abbé Rossignol, vicaire à Notre-Dame, possédait une maison de campagne à Novéant. C'est là que l'abbé Laurent, l'abbé Gillet, l'abbé Weiter et l'abbé Rossignol se réunissaient parfois. C'est là aussi que ce dernier est mort. Et le 23 janvier 1886, l’abbé Laurent, alors directeur de Saint-Arnould, aura le pénible devoir de prononcer l’éloge funèbre de ce jeune vicaire de distinction et d'avenir.
Une confraternité cordiale et entière régnait au presbytère de Notre-Dame. Elle était aussi à toute épreuve.
« Un jour, les quatre confrères et amis s'étaient juré réciproquement que si jamais l'un deux se trouvait à son insu en danger de mort, l'un des autres l'en avertirait immédiatement afin de lui donner le temps de se préparer à paraître devant Dieu » (L'abbé Rossignol. Sa vie, son œuvre, sa mort, p. 187).
Or le mardi 19 janvier 1886, l'abbé Laurent venait à Novéant visiter son confrère condamné par le médecin et ignorant l'imminence du danger.
Et l'abbé Laurent racontait plus tard comment il s'acquitta de ce terrible devoir.
Nous avons dit avec quel succès l'abbé Laurent s'occupait de la jeunesse.
Le fameux procès ne diminua ni son entrain ni son influence. Il ne fit qu'attirer davantage l'attention générale sur son zèle.
Des laïques influents dévoués de cœur et de bourse aux institutions catholiques un peu en souffrance alors, tirent une démarche auprès de Monseigneur pour solliciter l'ardent vicaire de Notre-Dame comme Directeur d'une maison qui leur était chère.
Cette démarche, après un certain temps, fut couronnée de succès.
L'abbé Laurent quitta Notre-Dame après Pâques, en 1885, pour devenir l'aide de M. l'abbé François, et directeur de l'institution Saint-Arnould, rue Poncelet, n° 8.
Il prêcha encore la Première Communion à la paroisse. Son dernier sermon eut lieu pour la consécration qu'il fit des enfants à la Très Sainte Vierge, le lundi matin. Dans ce style qui était déjà le sien, il parla devant un auditoire innombrable, attentif et ému, de la Mère du Ciel et de la mère de la terre. L'émotion et les larmes étaient générales.
Il avait trente ans quand il entra rue Poncelet. Le poste n'était pas facile. A la joie de Notre-Dame allaient succéder la responsabilité et peut-être l'épreuve.
Le vent, en Allemagne, n'était guère favorable au catholicisme. A la liberté de la loi Falloux succédait le monopole de l'enseignement allemand à tous les étages, primaire et secondaire. Beaucoup de familles avaient quitté le pays, emmenant avec elles des élèves nombreux et aisés. Une fusion des institutions catholiques de la ville s'imposait donc.
L'Institution Saint-Arnould s'appellera bientôt Collège et tiendra classe avec M. Ismert, comme directeur-adjoint pour les études. Puis le 1er octobre 1887, M. l'abbé Laurent était nommé directeur de la Maîtrise et de Saint-Arnould réunis sous le nom Maîtrise Saint-Arnould, rempart Serpenoise, 23. La nomination avait été faite par Monseigneur Fleck, son prédécesseur étant mort le 18 août 1886. Bien que placé dans un autre cadre, le Directeur de l'Institution, puis du Collège Saint-Arnould et de la Maîtrise continua vis-à-vis de la jeunesse le rôle du vicaire de Notre-Dame. Il y eut le même succès. Et ce n'était pas peu dire.
L'abbé Laurent était vraiment le Père de la maison. Son passé à la paroisse de Notre-Dame était pour nos familles messines le meilleur garant d'excellente éducation. Les élèves aimaient sans mesure ce maître qui avait le don de les éduquer en les entraînant. Après les classes, toute cette gent écolière se réunissait pour entendre les excellentes instructions et les vivantes exhortations du Père de famille.
Beaucoup en ont gardé le souvenir. Plus tard, plusieurs de ces anciens élèves jetés à droite et à gauche, parfois assez loin, viendront soit à Woippy, soit à Gorze, revoir leur ancien maître, revivre la joie d'en être toujours aimé, ou y prendre d'excellents conseils.
Cependant, M. l'abbé Laurent dut quitter cette maison où il se plaisait tant.
Laissons-le parler lui-même.
La tristesse plein le cœur, le dimanche 3 août 1890, il annonce la nouvelle à sa famille.

   « Metz, le 3 août.
Je vous ai dit cent fois que je pouvais être curé du jour au lendemain, et que j'étais tout prêt si mon Evêque le désirait.
C'est chose faite. Je suis curé de Woippy.
Ma présence à Saint-Arnould était à l'Évêché une source de difficultés avec le gouvernement. Je m'en vais donc.
Mais Monseigneur a été on ne peut plus aimable pour moi. Il me donne une des paroisses les plus importantes de la banlieue.
En somme, réjouissons-nous. Je vais seulement être chez moi.
J'arriverai à Woippy le mardi 12 août afin d'y être installé pour l'Assomption ».

L'abbé Laurent quitta Saint-Arnould en pleurant. La Providence, dirons-nous maintenant, se servait des événements pour lui préparer une autre voie. L'Ami de la Jeunesse allait devenir l’Apôtre des Hommes. C'est là surtout qu'il serait un initiateur.
Issu de la campagne, resté fidèle à la campagne, connaissant nos gens, et déjà connu d'eux, le jeune directeur retourne à la campagne - à la banlieue, il est vrai.
Là, une double et heureuse occasion allait s'offrir à lui : celle d'élargir le cercle de son influence et celle surtout de le remettre définitivement en ligne vers sa qualité maîtresse d'orateur. Qualité qui le fera appeler, après les chevauchées de l'Union Populaire, le Tribun catholique.
L'abbé Laurent arriva à Woippy où on lui fit une réception magnifique, comme il écrit à sa mère.
Il ne nous est pas possible, hélas ! de retracer entièrement et pas à pas le ministère du nouveau curé, à Woippy et à Gorze. Avant de rentrer dans le cadre de notre plan, ajoutons cependant quelques mots sur la paroisse de Woippy qui fut si chère à l'abbé Laurent.
L'abbé Gautiez, auquel il succédait, n'était pas mort, mais s'était retiré sur sa propre paroisse. Chargé d'années et de mérites, vénéré même de ceux qui ne suivaient pas toujours sa voix, ce prêtre, regardé comme un saint par son peuple, avait résolu de se préparer à la mort à Woippy même. Heureux de n'avoir plus que les soucis de son âme, il évitait avec soin de reporter son attention vers les choses du ministère. Il trouva du reste en la personne de son successeur un confrère plein de tact et de filiale attention. C'est entre ses bras, qu'il rendit son âme à Dieu.
M. l'abbé Gautiez avait fait un long ministère à Woippy (1858-1890). Vivant de piété, austère dans sa vie, scrupuleusement fidèle à l'exercice très complet de son saint ministère, il était bien le prêtre que dit l'Apôtre. Placé entre Dieu et les hommes, plus près même de Dieu que des hommes, il offrait à Dieu ses sacrifices et ses prières. Et l'abbé Gautiez priait beaucoup. On le savait des heures entières en cette belle église due à la générosité d'une grande âme et édifiée par l'architecte Gautiez, son cousin.
C'est là, par exemple, que son élève d'alors venait souvent le trouver pour sa leçon. Doucement le maître emmenait l'enfant à la sacristie. Et là, tout près de l'autel, ce bon prêtre enseignait à l'enfant les premiers éléments de la langue de l'Église.
Et si les successeurs de M. l'abbé Gautiez ont obtenu tant de succès, ils le doivent, en grande partie, aux prières de ce prêtre. Un confrère voisin disait, du reste, peu avant l’arrivée de l'abbé Laurent : « A Woippy, on trouverait de quoi fonder un petit Carmel ». J'ajoute qu'entre 1860 et 1914, six prêtres ont chanté leur première messe dans la paroisse. C'est à ce digne vieillard que succédait l'abbé Laurent.
Grand, expressif, avenant, diplomate, orateur et surtout pasteur, connu déjà de ses paroissiens, l'ancien directeur était fait pour conquérir toute une paroisse, et surtout les hommes, ces joyeux travailleurs des riants vergers et de la belle plaine de Woippy.
Malgré le zèle et les supplications du vénérable abbé Gautiez, il y avait encore quelques points qui étaient légèrement en souffrance dans ce grand village de la banlieue.
Aussi, dès ses premières rencontres avec ses paroissiens, après échange d'excellentes politesses auxquelles on ne pouvait résister, le nouveau curé invitait son monde à lui rendre visite à l'église dès le dimanche suivant. Car la messe du dimanche, c'est le pivot principal de la religion en nos campagnes. La Communion pascale, c'est surtout l'aliment de la vie intérieure.
Pour atteindre ces deux grands buts, l’abbé Laurent prit surtout le moyen de l'action.
Chez lui l'action coulait de source. Même sa parole était action. Cette action était multiple : action individuelle, action par les enfants, action dans la famille, action dans la rue, sur la route et même loin de la route jusqu'au milieu des champs.
Le jeune Louis Laurent connaissait un à un les champs de la ferme paternelle. Même à Notre-Dame et à Saint-Arnould, il s'était intéressé vivement aux travaux domestiques de la famille. Les lettres pleines de bons conseils qu'il écrivait presque chaque semaine, font voir combien il aimait la terre et le dur travail des champs. Or, voici qu'à Woippy, il retrouve la grande culture, représentée par sept fermes dans la plaine et qu'il apprend rapidement à connaître un nouveau genre de labeur qui donnait d'excellents résultats, la culture de la fraise.
L'abbé Laurent revit. De suite il se plaît à Woippy, et, quae retro sunt obliviscens, il marche de l'avant dans un large sillon qu'il creuse lui-même.
C'est à Woippy que l'abbé Laurent se voua en plein à l'apostolat des hommes.
Notre plan va nous faire suivre cet apôtre sur le terrain religieux, politico-religieux et social. Nous ne suivrons donc plus sa vie pas à pas.
Dès ses premières années de curé, il fut un promoteur de la communion des hommes. Car non content de ramener son monde au devoir et aux joies pascales, il demanda bientôt la communion à la Toussaint et même à Noël.
L'effort était plein d'une sainte hardiesse. Notre pays messin souffrait toujours de l'esprit d'indifférence si chère à la petite bourgeoisie un peu voltairienne. Les relations avec le prêtre étaient meilleures en dehors de l'Église qu'en dedans. Toutefois, il y avait une certaine bonne volonté latente. Il fallait littéralement la réveiller, la convaincre, surtout l'encourager et l'entraîner.
Et je les vois encore, ces hommes qui jamais ne manquaient leurs pâques, caractères honnêtes, plus chrétiens d'esprit que de pratique, je les vois étonnés que ce jeune prêtre de trente-cinq ans osât leur parler à Woippy de la communion hors des Pâques. Le grand argument d'invitation dont l'abbé Laurent se servait le dimanche avant la Toussaint, c'était celui de la communion « pour vos chers morts ». A Woippy, le culte des défunts est bien compris et pratiqué. A entendre ces accents si émotionnants beaucoup pleuraient et... plusieurs vinrent aux sacrements.
Et ces jeunes gens, invités si poliment et si adroitement par leur curé, pressés par leurs mères, s'en allaient en assez bon nombre au confessionnal avant la messe de minuit. Quelle belle messe ensuite et quelle consolation pour le pasteur !
Et quand plus tard l'abbé Laurent quittera Woippy pour tracer le même sillon à Gorze, son successeur sera heureux de continuer, puis d'accentuer ce mouvement eucharistique en pressant avec zèle et succès à la communion encore plus fréquente.
Souvent, sans doute, dans ses longues heures d'adoration du Saint-Sacrement, l'abbé Gautiez devait se dire et se répéter cette parole de l'Apôtre : « Je sème, ô mon Dieu, dans la prière et parfois dans les larmes pourvu que d'autres voient de riches moissons ».
A Gorze, l'abbé Laurent, travaillant dans le même sens, ne sera pas le dernier à acclamer les décrets sur la communion plus fréquente. Il y verra un nouveau motif de continuer à marcher dans sa voie.
Les préparatifs de notre grand Congrès eucharistique de Metz et du Congrès cantonal d'Ars-Gorze lui fourniront l'heureuse occasion de voir faire la statistique religieuse et eucharistique des paroisses de son canton. Ce sera son bonheur d'affirmer, preuves en mains, que la pratique religieuse et eucharistique de notre pays messin est dans un mouvement de hausse continuelle. Avec quelle joie il communiquera ces chiffres en nos pèlerinages d'hommes de Lourdes et finira par ces paroles d'encouragement - ce qui était son ressort favori - « Messieurs et chers amis, nous valons mieux que vous ne pensez ».
Aussi était-ce tout naturel que celui qui, un des premiers avait osé parler de la communion des hommes à Woippy, à Gorze, en Lorraine et à Lourdes, prit une place d'honneur aux Congrès eucharistiques de Metz (1910), puis de Hayange (1911), d'Ars (1912), de Moyeuvre (1913). On sait que l'abbé Laurent est mort la veille du Congrès de Saint-Avold. Sur le terrain religieux, notre regretté défunt fut donc un initiateur.
Il l'avait été d'abord, il est vrai, sur un autre terrain que j'appellerai, de politique religieuse. On le sait, ce fut là de tout temps un terrain mal défini.
On pensait en ces temps que le prêtre ne devait pas sortir de son église, sinon pour des visites même mondaines où sa présence honorait toujours une réunion et lui plaisait parfois. Quand en 1883-84, le jeune vicaire de Notre-Dame commença ses fameux articles signés Agrophile, il ne se demanda même pas si, parce qu'il était prêtre, il devait ou non se désintéresser des intérêts même matériels du peuple. Il se dit que toutes les questions - puisque l'on vit ensemble - sont étroitement liées, que la question religieuse déborde partout, que quiconque aime son pays a le droit d'émettre librement son opinion, fût-ce même dans un journal et fût-on prêtre.
La situation économique de la culture était alors des plus alarmantes. Le blé, le grand produit du pays - l'élevage et la production du lait étaient fort peu rémunérateurs alors - le blé, donc, était tombé de 35 fr. (vers 1867) à 25 fr. en 1883 - plus tard il descendra encore plus bas. Les conséquences funestes étaient inévitables. Le fermier ne payait plus facilement ses fermages, le propriétaire baissait ses prix de location et diminuait, par le fait, la valeur de sa propriété. La campagne diminuait ses achats en ville, la petite production était arrêtée. Ce fut un grand malaise. Les Comices agricoles fonctionnaient déjà, mais n'arrivaient pas à convaincre le public de leur autorité.
Or, le 30 octobre 1883, Le Lorrain publiait un article qui, suivi d'autres, fit sensation à la campagne et même à la ville. Agrophile montrait et répétait le mal et indiquait le remède. Cultivateurs, remuez-vous, organisez-vous, réunissez-vous, pétitionnez. Exigez des droits d'entrée sur les blés d'Amérique dont la libre entrée et l'immense concurrence tuent le blé lorrain.
L'abbé Laurent publia en 1883-84 trente-sept articles qui en provoquèrent cinquante-cinq autres d'approbation ou de contradiction.
On le voit, ce fut une vraie campagne de presse. Le gouvernement essaya de canaliser cette action en lançant le mouvement Zittel-Erasmi. Il était débordé.
L'abbé Laurent, chose inouïe alors, prit part à toutes ces réunions à l'Hôtel-de-Ville. Pour ce temps il devait être des plus intéressants de voir cette grande soutane se glisser amicalement entre les nombreuses blouses de nos cultivateurs d'autrefois, et d'entendre ce jeune prêtre discuter avec ardeur avec de vieux patriciens et être applaudis d'eux.
Il faut ajouter que si ces luttes ne furent pas couronnées du succès qu'elle méritaient, c'est que la question de protection des blés indigènes relevait de l'Empire, non de la Lorraine.
Elle eut un autre succès, celui de l'Union des cultivateurs du temps qui n'oublieront pas de si tôt ce prêtre, fils de fermier lorrain. Aussi plus tard accourront-ils volontiers à son appel dans la campagne de l'Union Populaire ou au moins le salueront-ils avec respect.
Tout en s'occupant de ces questions agricoles, le premier vicaire de Notre-Dame n'entendait pas laisser à ses confrères sa part de besogne.
M. l'abbé Weiter, seul survivant de cette fraternité d'alors, nous dépeignait l'abbé Laurent, couché fort tard, levé de grand matin, menant de front l’exercice de son ministère, l'œuvre du catéchisme, la lutte pour la culture et déjà une campagne pour la presse.
En, ce temps, on s'occupait à créer un nouveau journal « catholique et lorrain ».
Voici ce que l'abbé Laurent écrivait à son frère, au berceau du Lorrain :
   «Voici le fond des idées à émettre pour la propagande.
La Gazette de Lorraine est, sans en avoir l'air, gouvernementale, protestante, immorale.
Le Lorrain, sera lorrain, catholique, honnête.
Le Courrier de la Moselle est radical, révolutionnaire.
Le Lorrain sera conservateur, ami de l'ordre.
Le Moniteur, sans être mauvais, est sans couleur. D'ailleurs, M. Didiot étant vieux, rien d'étonnant que d'ici peu il tombe entre les mains des radicaux. Puis il ne paraît que trois fois par semaine.
« Le Lorrain sera donc lorrain, catholique, conservateur, moral, quotidien.
Il faut que le Lorrain envahisse tout notre pays : nous sommes pleins de confiance dans le succès ».
Il ajoute cette remarque dénotant un esprit si pratique : « Les affaires de marchés et de commerce y seront parfaitement indiqués ».
Par ce détail, l'abbé Laurent - et ses amis - prévoyaient l'objection que tout jeune j'ai entendue maintes fois sur les lèvres des lecteurs de cette Gazette de Lorraine, dont personne n'a déploré la mort : « Nous prendrions bien le Lorrain, mais il n'est pas assez renseigné. » Remarquons en passant qu'en fait de lecture la conscience s'agitait déjà.
C'est à elle que s'adressera plus tard M. l'abbé Laurent dans sa lutte ardente bien que polie vis-à-vis de la mauvaise presse et de ses lecteurs.
Puis, pour mieux réussir, il fera aussi appel à tous les sentiments et surtout à l’amour du pays et de sa cause.
Il prendra bien des moyens pour faire triompher la lecture du bon journal. Souvent il me montrait plus tard ses statistiques paroissiales touchant la diffusion des bons et des mauvais journaux.
Il en parlera en chaire et hors de chaire. Comprenant le grand rôle de la presse, c'est lui qui, archiprêtre de Gorze, demandera à son Évêque de faire lire chaque année au mois de septembre le Mandement sur la presse.
Et parlant récemment de ces choses, il s'informait de la situation de la presse dans ma paroisse. Je lui répondis, en ajoutant : Peut-être aurons-nous, dans un certain temps, une modification des commandements de l'Église avec cette formule :
   Mauvais journal tu ne liras,
   Ni soutiendras aucunement.
Cette idée le réjouissait et immédiatement il ajoutait : « Ah! la presse catholique et l'avenir ! Pourvu qu'on nous la laisse. C'est elle qui serait frappée la première et peut-être à l'exclusion des autres de même langue. Où en serait le pays, et surtout la religion, sans la presse catholique et lorraine ! »
Cet homme d'initiative aimait son Église et il aimait son pays.
C'est pour lui qu'il entreprit cette lutte économique d' Agrophile, c'est pour lui qu'il se placera carrément sur le terrain social. C'est pour lui qu'il osait s'avancer sur le terrain politique quand il y avait un intérêt religieux en danger.
La même année 1884 où Agrophile écrivait, appela le citoyen sur le terrain tout aussi émotionnant de la politique d'alors. Résumons simplement cette campagne électorale.
Le 28 octobre 1884, M. Antoine, protestataire, était réélu pour le Reichstag.
Son concurrent, M. l'abbé Jacques, bien qu'obtenant la majorité en ville, sortait deuxième de la lutte, avec une très forte minorité cependant.
L'abbé Laurent, voyant en M. Antoine un candidat qui ne représentait pas toutes nos idées, appuya ouvertement la candidature de M. l'abbé Jacques.
« Il défendra mieux nos intérêts religieux profondément menacés (Kulturkampf) tout en représentant le sentiment du pays avec plus de modération que M. Antoine ».
C'était l'avis de la prudence. Tous les amis de M. l'abbé Laurent cependant ne partagèrent pas sa manière de voir.
Le jeune vicaire, si profondément attaché déjà à son pays, faisait donc preuve d'une conduite politique dont le gouvernement s'était entièrement rapproché pour la circonstance.
Religion et prudence, le motif d'action politique de l'abbé Laurent tenait alors en ces deux mots. Il ne varia pas dans la suite.
Par crainte d'amoindrir la personnalité de notre cher défunt, on ne peut omettre de dire ici un mot touchant son action religieuse au « Souvenir ».
Voici, en termes brefs, pourquoi M. l'Archiprêtre de Gorze prit place et parole en cette œuvre.
C'est un fait que l'exemple du gouvernement, montrant en cela un certain esprit de tolérance et de liberté, favorisa cette œuvre qui était le pendant de l'œuvre allemande de l'Entretien des Tombes en France. C'est un fait que les batailles du 16 et du 18 se sont déroulées dans le canton de Gorze, dont chaque paroisse compte des tombes militaires. C'est un fait que le Souvenir demandait partout des services religieux. Or, il y avait de la délicatesse à refuser ces services, même quand l'agencement des détails extérieurs était laissé à l'initiative des laïques.
Après les faits, voici les paroles.
M. l'abbé Laurent disait : « Personnellement, je suis forcé de me souvenir du passé avec émotion. Comme prêtre, je dois mes prières à tous, surtout quand on me les demande. Comme orateur sacré, je profite de cette occasion nouvelle de la chaire pour parler de 1'Église et de Dieu, après avoir parlé de tous ces pauvres enfants ». Certains y ont vu d'autres desseins. Ce fut leur erreur.
Il nous reste à esquisser le rôle que joua l'Archiprêtre de Gorze lorsque des circonstances nouvelles l'appelèrent sur un dernier terrain, le terrain social. Celui qui plus tard aura à écrire l'Histoire de l'action sociale des catholiques de Lorraine, consacrera un chapitre spécial à l'Union Populaire. Le nom de M. l'abbé Laurent y figurera dès les premières pages et en bonne place. Le lecteur y verra que pendant les dix premières années de cette excellente œuvre (1904-1914) le nom du « Curé de Gorze » y fut chaleureusement acclamé en de nombreuses réunions. Sans doute, si l'abbé Laurent ne fut pas le promoteur, il fut le seul grand propagateur de l'Union Populaire.
Pour l'abbé Laurent, cette œuvre était une nécessité sociale pour la cause catholique et lorraine. J'ajoute qu'il fut convaincu de cette vérité avant d'autres.
Lui aussi souscrivait à cette idée lancée en France : le catholicisme sera social ou il ne sera pas. L'Encyclique Rerum Novarum (1891) ne lui était pas inconnue. Du reste, il l'avait reprise en mains depuis la lettre de Léon XIII sur la Démocratie chrétienne. Et on parlait tant alors (vers l904) de la démocratie. Puis encore du Sillon.
Le grave Univers dont l'abbé Laurent était un lecteur assidu, même en ces derniers temps, nommait souvent ces questions sociales en général et le Sillon en particulier. C'était un plaisir pour notre défunt de discuter ces graves questions dans sa solitude de Gorze avec trois ou quatre grands séminaristes de Metz et de Saint-Sulpice. Le Sillon et plus tard la Démocratie un certain temps, se côtoyèrent pacifiquement avec l’Univers, toujours digne et si bien écrit, sur la table de lecture du presbytère de Gorze.
D'autre part, l'esprit toujours en éveil du maître de maison si accueillant pour les séminaristes, ses enfants, était aussi bien attentif aux questions sociales qui alors agitaient les catholiques allemands.
M. l’abbé Laurent voyait volontiers et presque quotidiennement M. l'aumônier de l'Asile. Grâce aux explications et aux traductions fournies par cet autre habitué du presbytère, le futur orateur de l'Union Populaire ajoutait à ses notions sur les questions sociales de France des notes suffisantes sur les questions mixtes des associations et des syndicats d'Allemagne. Aussi une conclusion de ces lectures et de ces discussions sans fin, mais non sans verve, s'impose nettement à l'esprit pratique de ce prêtre cinquantenaire.
Si les catholiques de France avaient raison d'être sociaux, si les catholiques allemands a côté du Volksverein, avaient leurs cercles catholiques multiples et leur double système de syndicats, qu'avaient donc les catholiques lorrains de langue française ? Metz et en d'autres coins de la Lorraine, on s'était posé déjà la même question et on l'avait résolue.
Rien donc ne s'opposait en l'esprit de M. l’archiprêtre de Gorze à ce que le pays de langue française fit un pas en avant sur le terrain social.
C'est vers ce temps de réflexion et de discussion (1901) que naquit l'Union Populaire. D'instinct, l'abbé Laurent la salua, bien qu'il dût imposer une certaine prudence. Cependant, au premier appel, il marcha.
Laissons maintenant la parole à M. le chanoine Louis, directeur de l'Union Populaire. Pleine de précision et d'autorité, elle n'aura que le tort d'être aussi pleine de modestie personnelle. L'envoi gracieux qu'on nous fit des épreuves de l'article nécrologique du Bulletin de l'Union Populaire nous arrive tout à point pour continuer notre sujet :
   L'Union Populaire est cruellement éprouvée par la mort de l'abbé Laurent ; on peut même dire sans exagération que c'est pour elle une perte irréparable, car il y tenait une place à part et apportait à la servir un tel ensemble de qualités et un dévouement si généreux que le vide causé par sa disparition ne peut que très difficilement se combler.
Doué d'un jugement sûr et droit, d'un esprit perspicace qui dominait facilement les situations, animé surtout d'un zèle ardent et du grand amour qui fait battre les nobles cœurs pour la sainte cause de l'Eglise, il avait compris, à un moment donné de notre histoire locale, que nous ne pouvions rester plus longtemps dans l'inaction et la torpeur, et tandis que tout s'ébranlait autour de nous, que des idées subversives commençaient à poindre à l'horizon et menaçaient de contaminer notre peuple, qu'une poussée d'irréligion se faisait sentir à divers degrés de la vie publique, il avait entrevu la nécessité de grouper toutes les bonnes volontés sur le terrain catholique et social et d'opposer l'armée du bien à l'armée du mal.
On peut dire, à part les généreux essais qui avaient été faits auparavant par M. Tilly dans des réunions mixtes, qu'il a été l’un des véritables fondateurs et surtout l'introducteur de l'Union Populaire dans nos contrées de langue française, plus réfractaires que celles de langue allemande à l'idée d'association. Frappé du succès d'une réunion publique des hommes de langue française, due à l'initiative de M. Châtelain, curé de Montigny, dont le nom ne doit être jamais séparé du sien à ces débuts, ému du succès non moins grand d'une réunion de même genre qui eut lieu peu après à Montois-la-Montagne, M. l’archiprêtre de Gorze organisa à Ars-sur-Moselle une grande réunion à laquelle tous les environs étaient convoqués. La presse adverse mena grand tapage autour de cette réunion, se fit des gorges chaudes au sujet de cette initiative et prédit un fiasco complet. Mais finalement les rieurs ne furent pas de son côté, car les auditeurs accoururent en foule le jour fixé et six à sept cents hommes se pressaient dans la salle du Café du Soleil, avides d'entendre la parole des orateurs dont M. Laurent était et applaudissaient à outrance ses pressants appels à l'union.
La cause était gagnée ; les premières assises de l'Union populaire en pays de langue française étaient solidement posées. C'est encore à M. Laurent, outre la part prépondérante qu'il prit à ces débuts, que revient la paternité du nom de l’œuvre ; elle portait autrefois le nom d' « Association populaire catholique » ; mais ce mot d'Association était un peu lourd, il y avait trop de sifflantes pour les gosiers délicats ; sans plus, M. Laurent la baptisa du nom plus simple et équivalent, d'Union populaire, et le nom lui est resté.
Le premier numéro de ce Bulletin parut en Juillet 1904. Et c'est l'abbé Laurent, nous tenons à le faire remarquer, qui, sous le nom de G. Vaillant, ouvre la série d'articles en un appel enflammé dont nous reproduisons ici quelques passages :
   « ...Catholiques et Lorrains, en avant !
Réveillons-nous et sortons de notre torpeur ! Trop longtemps nous avons dormi ! Trop longtemps nous avons tremblé ! Trop longtemps nous avons laissé faire et dire ! Trop longtemps nous avons abandonné et lâché nos plus chers intérêts ! Trop longtemps nous avons vécu isolés, découragés et sans force !
Unissons-nous ! organisons-nous ! faisons corps ! groupons ensemble toutes les intelligences, toutes les volontés, toutes les énergies, tous les dévouements à la cause conservatrice, sociale et religieuse.
L'union fait la force ! C'est un proverbe vieux comme le monde et qui restera éternellement vrai.
. . . . . . . . . . . . . . . . Nous voulons l'Union Populaire, l'union du peuple avec le peuple, l'union pour le peuple et en faveur du peuple, l'union pour mieux soutenir les intérêt du peuple.
Nous voulons l'union des grands et des petits, des riches et des pauvres, l'union des patrons et des ouvriers, l'union du clergé et des laïques, l'union entre tous les catholiques, - l'organisation sur le terrain social et religieux.
Demain, si nous voulons, demain si vous voulez, demain, si nous avons encore un peu de nerf, un peu d'intelligence, un peu de cœur, au lieu 1400, nous serons 10.000 et plus. (Désir et prophétie qui se sont réalisés, puisqu'à l'heure actuelle l'Union Populaire compte plus de 16.000 adhérents.)
En avant donc ! Sous le drapeau de l'Union Populaire, en avant pour la cause catholique et lorraine ! »

   L'auteur de cet appel est là tout entier avec son cœur, avec sa fougue, avec ses aimables redondances. Nous nous reverrons, avait-il écrit ; comme il tint parole dans la suite !
On le vit successivement, prêt toujours à répondre à l'appel qui lui en était adressé, promener le drapeau de l'Union aux quatre coins de la Lorraine et l'implanter partout avec succès. Il n'est presque aucune région de notre petit pays qui ne l'ait entendu une fois ou l'autre.

   Tel fut le rôle de M. l'abbé Laurent, en cette Œuvre de l'Union populaire. Nous avons le regret de ne pas publier in extenso tout ce bel article profondément senti et dû à la plume d'un ami du défunt.
Ce que nous en avons publié est parfaitement à sa place ici. Nos hommes de Lourdes seront heureux de lire ces pages ou de les relire. Du reste, elles sont pleines d'intérêt pour ceux de nos lecteurs qui s'intéressent à l'histoire de notre petit pays.
Terminons ici cet essai que nous avons écrit sur l’œuvre de ce prêtre initiateur qui fut d'un dévouement sans bornes pour l'Église et le pays.

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