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L'abbé Louis-Auguste LAURENT
( Agrophile, 1883-1884 )
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Mercredi 4 janvier 1884
CHRONIQUE LOCALE
Metz, le 2 janvier 1884.
L'on nous prie d'annoncer qu'une réunion publique, due à l'initiative de cultivateurs, d'amis de l'agriculture, se tiendra à l'hôtel de ville de Metz, le samedi 5 janvier prochain, à une heure de l'après-midi.
La réunion examinera la situation qui est faire à l'agriculture, et aura à se prononcer sur l'opportunité d'adresser au Reichstag une pétition demandant une augmentation des droits d'entrée sur les céréales et autres produits agricoles étrangers.
Messieurs les cultivateurs sont instamment priés d'y assister.
Un groupe de cultivateurs.

Jeudi 5 janvier 1884
On nous écrit de la vallée de la Canner, le 29 décembre 1883 :
La correspondance de Berlin insérée hier dans le Lorrain fournit une excellente conclusion à tout ce qui a été dit, ces jours derniers, sur la question agricole.
Qu'on se groupe, qu'on s'associe ! est son cri final. C'est la parole que nous devons répéter haut et fort. Les efforts privés ne suffisent pas, il faut l'action générale par l'association.
Le temps est tout à fait propice pour faire cette motion en faveur de l'agriculture. Sa cause triomphe avec Agrophile sur toute la ligne. Tout le monde a fini par être d'accord. La lumière est faite, il n'y a plus de doute pour personne. Cette question est d'une importance capitale pour notre Lorraine. Vivre ou périr ! Il faut donc s'en occuper activement, en parler beaucoup, de manière à aboutir à un résultat avantageux.
Les esprits sont attentifs et en alerte, les plumes et les langues sont encore agitées. Les bonnes volontés, les dévouements sont échauffés. Que ce mouvement salutaire continue, que l'initiative prise hardiment et généreusement par le Lorrain se développe et progresse. Qu'après nous avoir agréablement et utilement intéressé, les défenseurs de l'agriculture ne perdent pas le terrain gagné. Que chacun de nos concitoyens, dans la limite de son pouvoir, fasse que les ardents jouteurs des jours passés n'aient pas travaillé en vain.
Leur élan spontané, leur chaleureux entrain a montré les ressources puissantes et précieuses qui existent parmi nous. Nous autres Lorrains nous avons généralement la réputation de gens pacifiques, calmes, patients jusqu'à la routine et l'indifférence, ennemis du tapage, de l'agitation stérile, lents à entreprendre, à accomplir une réforme. C'est une bonne qualité, quand l'ancienne voie qu'on suit est la droite et la vraie.
Cette qualité nous la tenons de Dieu, sans en avoir le défaut. La discussion animée et courtoise qui vient de se faire entendre dans le Lorrain le démontre abondamment.
Il y a chez nous beaucoup de bonne volonté, de générosité, de dévouement au bien général, et, ce qui ne nuit pas, de l'ardeur et du talent.
Mettons aujourd'hui en œuvre, à profit ces nobles avantages. Que chacun apporte son concours et ses lumières. Nous avons vu comment les professions les plus diverses, comment les esprits les plus opposés peuvent concourir à la réussite d'une entreprise commune.
Rassemblons, groupons ces talents, ces générosités, ces dévouements, ces efforts en un faisceau compact ; réunissons en un corps qui n'ait qu'une âme ces hommes de cœur, ces donneurs de bons conseils ! Formons enfin l’association agricole, vaste et forte, en notre belle et chère Lorraine.
C'est convenable, c'est nécessaire. Puisque chacun est intéressé à la prospérité de l'agriculture, que les rangs soient ouverts à tous.
Le rentier y figurera à coté de l'ébéniste, le fermier à côté du vigneron, et le propriétaire aura la place d'honneur.
Tous, depuis le premier jusqu'au dernier de l'échelle sociale, se plaignent. Que ces plaintes prennent corps, se personnifient dans une immense association ayant partout des ramifications, des représentants, des subdivisions. Elles se soutiendront, se corroboreront mutuellement. Elles acquerront une force irrésistible, deviendront capables de franchir les espaces, de forcer la porte des parlements pour nous ramener de bonnes paroles, puis des actions bienfaisantes. Seules et isolées, ces plaintes justes se nuisent et s'affaiblissent. Qu'est-ce, au point de vue pratique, qu'un cri de détresse, perdu ça et là de temps en temps, qu'est-ce qu'une parole éloquente de vérité et de justesse. Sans doute, au fond de son âme, au sein de sa famille, dans la petite réunion du cercle ou du restaurant, chacun de nos fermiers, chacun de nos ouvriers, chacun de nos propriétaires de la Seille à la Canner, de l'Orne à la Nied y applaudit, y fait écho, dit c'est bien cela. Mais cela ne suffit pas, encore une fois.
Il faut que tous nous fassions entendre, nous montrions publiquement, hautement que c'est là notre avis raisonné, réfléchi, arraché par la plus triste réalité. Quand nous serons une assemblée, une légion, une armée, pacifique s'entend, quoique ardente et décidée, formulant ses plaintes, émettant ses vœux, ayant droit de cité, reconnue et considérée à raison du nombre, de l'importance, de la capacité, de l'autorité de ses membres, présentant avec déférence et fermeté par des délégués sérieux, loyaux, indépendants, dignes de la plus absolue confiance, présentant ses demandes, solidement motivées, à l'autorité qui nous gouverne. Soyons-en bien convaincus, on sera heureux de nous entendre et de nous faire droit.
Comment voudrions-nous que l'autorité fasse attention à une voix isolée, quelque forte et éloquente qu'elle soit. Elle a bien d'autres soucis.
Comment pourrions-nous espérer qu'elle s'occupe de nos intérêts, quand nous-mêmes ne nous en mêlons pas plus sérieusement ni plus activement ?
Si nous sommes réunis, ce sera un bonheur pour l'autorité de nous être attentive et bienveillante, elle si désireuse de travailler à la prospérité de notre pays, soucieuse à bon droit des intérêts de l’agriculture. Nous en avons la preuve manifeste et encourageante dans ces projets et entreprises de conférences agricoles, venus d'en haut et invitant les cultivateurs lorrains à s'associer pour défendre leurs biens et leurs droits. Le moment est donc favorable de tous points ; répondons au vœu général.
Ayons confiance, courage. Soyons unis et persévérons et notre cause sera bientôt gagnée. P. R.

Vendredi 6 janvier 1884
Nous annoncions l'autre jour que les colonnes de notre journal étaient ouvertes à la lutte agricole. Nous tenons parole en priant toutefois nos correspondants de ne pas trop multiplier les lettres. Désormais nous n'insérerons qu'une, tout au plus deux répliques par semaine.

On nous écrit de Vrémy :
J'étais loin de prévoir que ma lettre du 17 décembre qui ne contenait qu'un sage conseil aux cultivateurs, produirait tant d'émoi parmi eux. Je vous prie de vouloir bien m'aider à les rassurer en publiant cette petite réponse qui sera la dernière.
Pauvre vieux Chant ! Tu n'as qu'à te bien tenir. Voilà une avalanche qui te tombe sur le casaquin ! Trois, quatre d'un coup, contre un ancien, sans compter ceux qui sont allés en personne au bureau du journal. C'est beaucoup ! Et tout cela, pour avoir dit tout haut, ce que beaucoup de personnes sensées pensent et disent tout bas.
M. Agrophile, dans ma lettre du 17, je vous avais demandé un peu de lumière sur un côté particulier de la question agricole et voilà que j'ai produit un vaste incendie. Le feu est, à ce qu'il paraît, dans toute la Lorraine, dans la Moselle, dans la Seille, dans la Nied jusque dans la Caner. Il faut donc courir au secours, avec mon petit seau d'eau, pour l'éteindre.
A la lueur de cet immense brasier, il y a une chose que tout le monde peut voir : C'est que vous donnez aux cultivateurs les mêmes conseils que moi. Je cite vos paroles : « de la simplicité et de l'économie, il en faut à tout prix, il en faut dans les chevaux, dans les voitures, dans les repas, dans les toilettes. Il en faut partout et toujours ». Et moi j'avais dit, après avoir parlé des chevaux, des voitures, des repas et des habits, avec un peu plus de simplicité, il y aurait de ce chef, un beau bénéfice à réaliser.
Vous ajoutez même, dans vos avis : « Il y a du vrai dans ce que dit M. Chant ». En homme intelligent, on sent que vous aviez envie de dire : C'est vrai tout ce que dit M. Chant ; car vous vous gardez bien de signaler ce qui n'est pas vrai. Vous me taxez seulement d'exagération. Vous m'accusez d’englober tous et chacun, sous le poids de mes accusations. Je vous ferai observer que je n'accuse personne. Je cite des faits que tout le monde a pu constater en mettant le nez à la fenêtre.
Mes observations ne s'adressent certainement pas à tous. J'avais dit au commencement de ma lettre : que je crois vos plaintes fondées, que les cultivateurs composent la partie la plus intéressante de la population. J'en connais, et ils sont nombreux, qui sont tout ce que vous avez dit : simples, économes, travailleurs. Ceux-là je les respecte, je les estime, je les aime. Ils n'ont que faire de mes conseils et ils ne les ont certainement pas pris, comme à eux adressés ; mais je n'aime pas ceux qui éclaboussent les passants.
Ces explications données, il ne me reste plus, pour l'année qui commence, qu'à souhaiter que vos bons conseils soient suivis par tous vos confrères, ce serait un beau résultat et que vos récoltes répondent mieux que les années précédentes, à vos efforts. C'est dit.
CHANT, de Vrémy.

Dimanche 8 janvier 1884
On nous écrit de la ville, le 5 janvier :
Monsieur le rédacteur,
Tout haletant et tout heureux, je reviens de la séance agricole tenue à l'hôtel de ville. Nos cultivateurs les plus importants, les plus influents du pays messin y sont accourus en grand nombre. La salle est insuffisante pour les contenir tous... ils sont près de 150.
La séance est ouverte par M. Pallez, de Rugy, qui remercie ses amis de leur empressement à répondre à l'appel d'un groupe de cultivateurs. Sur sa proposition, on accepte à l'unanimité pour président de la Société naissante M. Pierson, d'Ennery, membre de la Délégation d'Alsace-Lorraine. M. Pallez est nommé assesseur ; M. Malraison, de la Maxe, secrétaire.
Monsieur Pierson, président, prend la parole. Son discours est remarquable de bon sens, de justesse, et de logique ; ce ne sont pas des mots et des phrases, mais des arguments décisifs - Aussi est-il vigoureusement applaudi par tout l'auditoire - Il conclut hardiment à ce cri de tous : « Sauvons l'agriculture, commençons par réclamer et obtenir des droits sur les céréales étrangères. » Nous voudrions analyser ce discours, mais, le tenant en notre possession, nous préférons, pour la satisfaction des agriculteurs présents et absents, vous le faire parvenir, et vous demander de vouloir l'insérer intégralement dans les prochains numéros de votre estimable journal. Merci d'avance si vous agréez ma requête !
Après ce discours, M. Erasmi se lève, excuse et justifie l'absence de M. le directeur du cercle. « Messieurs, dit-il, ceux de mon parti et moi-même, nous sommes en principe de votre avis à tous... mais... patience... étudions d'abord la question... essayons des méthodes nouvelles... etc… » - Ici l'assistance demeure froide. - « En principe, dit-on, c'est très bien, mais... en pratique ? »
M. le président reprend la parole : « Faut-il une pétition au Reichstag ? Faut-il dans la pétition demander une augmentation considérable des impôts sur les céréales de l'étranger ? » Tous, par main levée : oui !
Un seul, à la stupéfaction universelle, M. Erasmi, non ! Avant de se séparer, M. le président invite à compléter l'organisation du bureau.
En sont nommés membres :
Du canton de Metz : M. Remlinger, de Metz ; M.. Maire, d'Orly ; M. Henriot, d'Augny ; M. Sallerin, de la Grange-aux-Dames ; M. Hurlin, des Tappes ; M . Keller, de Saint-Eloy ; M. Malraison, de Thury.
Du canton de Pange : M. Sidot, maire à Servigny-lès-Raville ; M. Albert Gaillot, de Dommangeville ; M. Lorrain, de Sorbey.
Du canton de Gorge : M. Nau fils, de Gravelotte ; M. Drian, maire à Rézonville.
Du canton de Verny : M. Obellianne, de Magny ; M. Didelon, de Magny ; M. Didelon, de Pournoy-la-Chétive.
M. le président, au nom de tous, vote alors des remerciements à Monsieur le Président de la Lorraine et à Monsieur l'administrateur de la Mairie qui ont bien voulu nous permettre de nous réunir et mettre à notre disposition une des salles de l'Hôtel de Ville.
A samedi prochain, 12 janvier, à 1 heure, nouvelle réunion au même local, des membres du bureau et des cultivateurs de bonne volonté ! On soumettra à leur examen la formule de pétition à faire signer dans toute la Lorraine, pour l'envoyer ensuite au Reichstag.
Merci aux ardents promoteurs de cette réunion ! Cultivateurs lorrains, courage et confiance ! Travaillons, agissons, luttons sans repos ni trêve. L'heure du réveil a sonné ! Un témoin.

Lundi 9 janvier 1884
DISCOURS
Prononcé à l’Hôtel de Ville de Metz, le 5 janvier, par M. Pierson, d’Ennery, membre de la Délégation d’Alsace-Lorraine.

Messieurs,
Je ne m'arrêterai pas à vous dépeindre la crise épouvantable que traverse l'agriculture ; je ne vous parlerai ni de ses souffrances ni de sa situation si précaire ; toutes ces choses, vous les connaissez, vous savez aussi bien que moi que si l'on tarde à lui venir en aide, sa ruine sera aussi complète qu'inévitable dans un temps relativement très court.
Cet état de choses est le résultat de causes qu'il importe de connaître afin d'y remédier dans la mesure du possible. Une série sans exemple de mauvaises récoltes n'a pas été étrangère au mal dont elle souffre ; cette influence a été d'autant plus désastreuse que, fait bizarre, plus les mauvaises années se succédaient, plus le prix des denrées baissait. Or, pendant que les recettes du cultivateur diminuaient dans d'énormes proportions, il voyait ses frais généraux augmenter d'une façon sensible. La main-d’œuvre se paie beaucoup plus cher aujourd'hui qu’il y a 20 ans, tout a augmenté excepté le prix des produits du sol. Si à l'avenir l'agriculteur peut espérer pour ses moissons un ciel plus clément, il ne saurait se leurrer de l'espoir de voir baisser ses frais d'exploitation : ils sont fatalement appelés à augmenter encore dans de notables proportions. Les ouvriers agricoles ne sont pas suffisamment payés pour que le cultivateur puisse avoir la prétention de les disputer au commerce ou à l'industrie. On lui doit les moyens de le faire. Les ouvriers des campagnes sont aussi intéressants que ceux des villes, et souvent beaucoup plus méritants ; ils ont droit à des salaires équivalents aux leurs.
Il faut convenir qu'avec des recettes qui diminuaient et des dépenses croissantes, il était difficile d'arriver à la prospérité. Toutefois, étant donné l'esprit d'ordre, de travail de nos populations rurales, il est permis de supposer qu'elles auraient vaillamment lutté contre une crise peut-être unique dans les annales du monde agricole, si à la lutte contre les élément, n'était venue se joindre une concurrence aussi redoutable que déloyale, contre laquelle elles sont entièrement désarmées. Je veux parler de la concurrence que font à nos produits nationaux les produits étrangers.
Nos populations rurales ne demandent pas de privilège, elles réclament le droit commun.
L'intérêt général exige impérieusement que leur demande soit prise en considération, car il existe une solidarité intime entre toutes les branches de la production d’un Etat. Le principal souci des gouvernants doit être de répartir les avantages et les charges surtout avec égalité et justice, sans surcharger les uns au détriment des autres.
Si cet équilibre vient à se rompre, il ne saurait y avoir de société prospère. La ruine de l’une des branches entraîne fatalement celle des autres. On ne saurait même comparer la société qu’à ces puissantes machines dont vous avez si souvent admiré la force prodigieuse, le fonctionnement régulier et la précision admirable ; tout dans le mécanisme se tient, se lie et se commande ; enlevez le moindre des rouages et la machine tout entière se détraque et s'arrête.
L'agriculture est le rouage le plus important et le plus essentiel de la machine sociale.
Il faut être aveugle pour ne pas voir que sa ruine entraîne fatalement celle de tout l'édifice. C'est en vain que l'on protégera l'industrie et le commerce si on ne vient également à son secours ; on retardera peut-être de quelques années le cataclysme qui nous menace, on ne l'arrêtera pas. L'abandon dans lequel on a laissé nos campagnes et la misère qui en est la résultante, ont rompu l'équilibre nécessaire au bien-être général, ont provoqué l'émigration vers les villes et les centres industriels où aujourd'hui l'ouvrage commence aussi à manquer, ce qui paraît peu rassurant au point de vue de la sécurité sociale. (A Suivre.)

Mardi 10 janvier 1884
DISCOURS
Prononcé à l'Hôtel de Ville de Metz, le 5 janvier, par M. Pierson, d'Ennery, membre de la Délégation d'Alsace Lorraine.
- SUITE -
Les gouvernements qui n'ont rien fait pour les travailleurs de la terre, si ce n'est les surcharges d'impôts, ne seront pas longtemps sans reconnaître et regretter l'énorme faute qu'ils ont commise. La crise qui commence pour l'industrie, leur prouvera que si l'on ne protège qu'une catégorie de producteurs, c'est toujours sans profit, car même à ces protégés on ne procure pas cette autre chose indispensable qui s'appelle le consommateur. La viticulture nous en offre un exemple bien frappant. En effet, malgré des droits protecteurs énormes, et une série de faibles récoltes, nos vignerons après une première bonne année restent avec leurs vins en cave ; ils ne trouvent pas acheteurs. L'argent faisant défaut, il n'y a plus de consommateurs. Les vignerons doivent regretter le temps où le cultivateur s'en allait avec une grande voiture surchargée de tonneaux. Aujourd'hui, quand il va au vignoble, c'est avec un petit baril qu'il place derrière le siège de son char à bancs. La gêne du cultivateur rejaillit sur le vigneron comme elle rejaillira sur l'industriel, sur le négociant, sur l'ouvrier.
Un pareil délaissement se serait compris si l'agriculture s'était trouvée à même de lutter avantageusement contre l'étranger. Tel n'était pas le cas ; elle se trouvait au contraire vis-à-vis de lui dans un si grand état d’infériorité qu'il n'est pas un seul industriel qui, placé dans des conditions identiques, aurait osé se flatter de soutenir la lutte pendant quinze jours. Comment alors peut-on demander au cultivateur avec des terres morcelées, déjà épuisées, grevées d'impôts très lourds, coûtant 2 à 3000 fr. l'hectare, de produire au même prix que l'Américain qui dispose de vastes étendues de terres vierges qu'il peut cultiver au moyen de machines perfectionnées, et qui lui coûtent à peine 15 fr. l'hectare, juste le prix d'une de nos voitures de fumier. Il est insensé de demander au producteur foncier de faire ce que, dans leur partie, d'autres n'oseraient entreprendre sans être taxés de folie. A moins qu'il n'y ait en sa faveur une grâce d'état, on peut poser ce dilemme : ou la ruine prochaine inévitable, ou une mesure protectrice frappant à la frontière les produits étrangers proportionnellement aux charges supportées par nos propres produits.
Je sais que certains esprits superficiels, n'ayant fait de l'agriculture que dans leurs cabinets ou à table, au dessert, après un bon dîner, ne ménagent pas les conseils. Ils croient avoir été bien profonds et avoir trouvé une panacée universelle, quand ils ont répété cette phrase devenue banale : Faites de la viande ! - Mon Dieu ! Messieurs, ce sont des choses plus faciles à dire qu'à faire ; on ne transforme pas une culture du jour au lendemain, comme cela peut se faire pour une usine dont on renouvelle le matériel ; les capitaux seuls y suffisent. En agriculture, rien de pareil ; c'est un travail de longue haleine qui demande, outre les capitaux, du temps, beaucoup de temps. Il faut préparer les terres ; les fourrages ne poussent point partout, et tous les sols ne conviennent pas aux prairies artificielles ; il y a le plus souvent de très grandes difficultés à vaincre avant de réussir, il faut aussi que les baux soient assez longs pour que le fermier soit assuré que les sacrifices qu'il se sera imposés ne profiteront pas à un autre. D'un autre côté, si chacun transformait, sont-ils bien sûrs, ces professeurs en chambre, que le prix de la viande ne baisserait pas dans de notables proportions, et qu'il resterait rémunérateur.
Le bas prix qu'a atteint le bétail dans certaines années de manque de fourrages ne tend-il pas à prouver le contraire. Je suis loin de dire que sous ce rapport il n'y ait rien à faire ; je crois, au contraire, que sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, il y a encore bien des progrès à réaliser. Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu'en Lorraine la production du bétail ne sera jamais que le complément indispensable et rationnel de la culture des céréales et des plantes industrielles.
Le cultivateur est tout prêt à marcher dans la voie du progrès ; ce n'est pas la bonne volonté qui lui manque, mais l'outil indispensable : les capitaux.
Il n'en trouvera que le jour où son travail sera de nouveau rémunérateur, et où il pourra offrir des garanties au capitaliste. Mais pour cela il ne faut plus que l'étranger soit protégé à son préjudice, que ses produits se vendent sur nos marchés en franchise de droits et que les nôtres seuls acquittent des impôts exorbitants.
C'est la justice, c'est le droit. (À suivre)

Mercredi 11 janvier 1884
DISCOURS
Prononcé à l'Hôtel de Ville de Metz, le 5 janvier, par M. Pierson, d'Ennery, membre de la Délégation d'Alsace Lorraine.
- SUITE ET FIN -
II est une objection que l'on se plaît à opposer aux réclamations des campagnes demandant le salaire dû pour leur travail ; c'est que la mesure réclamée par elle produirait un renchérissement de la vie, préjudiciable surtout à l'ouvrier des villes et de l'industrie. L'argument pourrait avoir de la valeur s'il s'agissait d'augmenter le prix du pain dans de fortes proportions. Personne ne le demande, je prétends même que l'ouvrier des villes est aussi intéressé que qui que ce soit à ce que la situation des travailleurs de la terre s'améliore, dût-il même pour cela s'imposer quelques sacrifices. C'est une erreur économique de croire que le prix de vente d'une marchandise en fait la cherté, elle n'existe réellement que lorsque la proportion entre le prix de vente et les moyens d'acquérir est rompue, ce qui peut arriver même quand les denrées alimentaires atteignent le prix le plus bas, par exemple, si, à la suite d'une crise industrielle et commerciale, l'ouvrier ne trouve plus à vendre son travail. Or, l'industrie et le commerce, tout comme l'agriculture, ont besoin de consommateurs qui achètent leurs marchandises ; une partie importante de ces acheteurs sont dans les campagnes.
Si on laisse leur ruine se consommer, il est évident qu'ils achèteront peu, que l'industriel fabriquera moins, que l'ouvrier aussi gagnera moins et qu'il aura, malgré les bas prix des denrées alimentaires, plus de peine à se procurer les choses nécessaires à la vie. C'est la logique.
On a aussi prétendu que la protection ou plutôt l'égalité devant l'impôt que l'agriculture réclame, ne ferait pas monter la valeur de ses produits proportionnellement aux droits dont seraient frappés les produits similaires.
A l'appui de cette thèse, il a été fourni de prétendues statistiques relevées en France et en Allemagne d’où il ressortirait que dans ce dernier pays, malgré ses droits de douanes plus élevés, les blés se sont vendus moins cher que dans l'autre. Il est regrettable pour ses auteurs que cet argument ait été donné si prés de la frontière où il est si facile de se renseigner.
Personne ici n'ignore qu'entre Metz et Nancy, deux villes placées à peu près dans les mêmes conditions économiques, la différence des prix du blé en ces dernières années a constamment été de 0,25 à 1 fr. en faveur de Metz, exactement la différence des droits de douanes dans les deux pays.
Je crois avoir suffisamment démontré que la justice et l'intérêt bien entendu des travailleurs et de la société toute entière, exigent que l'on vienne en aide à nos campagnes si éprouvées, qu'on les mette enfin à même de soutenir la concurrence étrangère en enlevant à celle-ci le privilège monstrueux dont elle jouit actuellement sur nos marchés.
Est-ce à dire que, ce résultat important obtenu, la situation changera du jour au lendemain et qu'à la détresse la plus profonde succédera de suite la prospérité la plus grande, non, je sais et nos cultivateurs savent aussi bien que moi que ce ne sera qu'un moyen qu'on leur aura donné de vaincre les difficultés inhérentes à leur métier, de réaliser les progrès que demande une culture rationnelle. Ils savent que ce jour-là ils retrouveront les capitaux qui actuellement leur font défauts, et ils marcheront résolument dans la voie des améliorations utiles ; car, qu'on ne l'oublie pas, une agriculture pauvre est forcément routinière, tendis que prospère elle est toujours progressive.
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Mercredi 11 janvier 1884
On nous écrit de Sanry-lès-Vigy, le 7 janvier 1884 :
Monsieur le rédacteur,
J'ai l'honneur de vous adresser ci-dessous un compte-rendu de la conférence qui a eu lieu hier à Vigy :
Société agricole de l'arrondissement de Metz-campagne.
Le 6 janvier 1884, à 3 heures du soir, les membres de la Société agricole, dûment convoqués, se sont réunis dans une salle de la maison communale de Vigy, sous la présidence de M. Sittel, directeur de l'arrondissement, pour la constitution de la subdivision cantonale. Environ 300 personnes assistaient à la réunion.
Après avoir expliqué le but que poursuivra la Société pour arriver à une bonne solution en ce qui concerne l'agriculture et les nombreux avantages qui en résulteront pour le pays en général et les agriculteurs en particulier, M. le président incite l'assemblée à procéder à la formation du bureau.
Conformément au paragraphe 19 des statuts, sont nommés par acclamation :
Président : M. Pallez, cultivateur à Rugy, maire de la commune d'Argancy ; vice-président : M. Poinsignon (Julien), cultivateur à Schlaincourt, commune de Flévy.
Premier secrétaire : M. Simonin, instituteur à Sanry-lés-Vigy ; deuxième secrétaire : M. Bade, instituteur à Vigy.
Caissier : M. Strelen, percepteur des contributions directes à Vigy ; deuxième caissier : M. Schlemmer, conducteur des ponts et chaussées à Vigy.
Assesseurs : MM. Michaux, cultivateur et maire aux Etangs, et Delatte, cultivateur à Vigy.
Le bureau ainsi constitué, la parole est donnée à M. Erasmi, le conférencier si connu dans nos campagnes et qui s'est déjà fait une réputation bien méritée. Pendant une heure et demie, M. Erasmi développa sa thèse avec une parfaite connaissance de son sujet et cita des faits à l'appui de la manière la plus irréfutable.
Quelques paroles bienveillantes de M. le directeur à l'auditoire terminèrent la séance, après qu'il fut décidé à l'unanimité des membres présents qu'une pétition sera adressée au gouvernement pour réclamer une imposition de droits d'entrée sur les céréales provenant de pays étrangers.
Veuillez agréer, etc.
Le secrétaire de la subdivision cantonale, SIMONIN.

Les artiles suivants sont toujours en rapport avec l'agriculture mais ne sont plus directement liés avec les lettres de M. Agrophile.
Ne sont donc notés que les dates et les titres.

11 janvier 1884
On nous écrit des environs de Metz.
Monsieur le Rédacteur,
Il est pénible de détruire une illusion, surtout quand on suppose à celui qui l'a les meilleures intentions du monde. Néanmoins, quand il s'agit ... M. G.

On nous écrit de Sanry-lès-Vigy, le 7 janvier 1884
Monsieur le rédacteur, J'ai l'honneur de vous adresser ci-dessous un compte-rendu de la conférence qui a eu lieu à Vigy :
Société agricole de l'arrondissement de Metz-campagne.
Le 6 janvier 1884, à 3 heures du soir, les membres de la Société agricole, dûment convoqués, se sont réunis dans une salle ...
Le secrétaire de la subdivision cantonale, Simonin.

15 janvier 1884
Compte-rendu de la Réunion des cultivateurs à l'Hôtel-de-Ville, le samedi 12 janvier, présidée par M. Pierson, d'Ennery, membre de la délégation d'Alsace-Lorraine.
Tous les membres de la Commission sont présents, une centaine de cultivateurs des plus influents du pays ont de nouveau répondu à l'appel et manifesté ainsi ...
Un assistant.

16 janvier 1884
FORMULAIRE de la pétition en faveur de l'agriculture.
Monsieur le président,
Messieurs les députés du Reichstag,
Les soussignés, cultivateurs, propriétaires fonciers, industriels, commerçants, ouvriers de l'arrondissement de Metz, ont l'honneur de vous exposer combien est pénible et précaire la situation faite à l'agriculture lorraine par la concurrence écrasante des produits agricoles étrangers et particulièrement celle des céréales d'Amérique. Ils vous prient instamment de ...

22 janvier 1884
La Gazette de Lorraine du 19 rend compte de la conférence agricole du canton de Gorze, tenue à Ars, sous la présidence de ...

23 janvier 1884
La pétition en faveur de l'agriculture
Sous ce titre, on nous écrit de la ville, lundi 21 janvier, 5 heures du soir :
Monsieur le rédacteur,
Depuis le matin, cette pétition circule en ville. J'apprends à l'instant même qu'une centaine de commerçants des plus connus et des mieux posés se sont déjà empressés de la signer. Commerçant moi-même, j'ai hâté d'apposer mon non; ...
Un commerçant.

On nous écrit des environ de Metz, le 19 janvier.
Ma première mettre qui a paru dans le n° 9 de votre estimable journal pouvait se résumer dans les deux phrases suivantes :
Avant d'améliorer, il faut soigner pour des débouchés ; pour améliorer il faut des capitaux.
Ce n'est pas le seul ordre d'idées, où les fondateurs de la nouvelle Société agricole se font des illusions.
Il est extrêmement rare à notre époque que tout le produit de l'exploitation agricole soit pour le cultivateur. Dans notre pays, plus de la moitié des terres appartiennet à des capitalistes qui les louent ...
H. G.

24 janvier 1884
La question agricole.
A la date du 14 janvier dernier, M. E. Langard, agriculteur à Bionville, adressait la lettre suivante à M. F. Salmon, président du Comice agricole de Boulay, à Freistroff :
A Monsieur Salmon, membre de l adélégation d'Alsace-Lorraine,
Permettez-moi, Monsieur, de vous exposer ce qui se passe depuis quelques temps dans le cercle de Metz. Pour remédier à la crise agricole et lui trouver un palliatif, des réunions provoquées par M. le Directeur du cercle, assisté d'agronomes les plus distingués, se succèdent sans interruption.
A Metz, samedi dernier, à la réunion présidée par ...

M. Salmon vient de faire parvenir à l'honorable signataire de cette lettre la réponse suivante : ...

25 janvier 1884
La question agricole
Suite.

26 janvier 1884
La pétition en faveur de l'agriculture.
Elle continue à circuler en ville et à la campagne. Commerçants, propriétaires, cultivateurs se donnent la main, et signent avec empressement pour le succès d'une cause bien chère à tous. Plusieurs formulaires de pétition sont déjà revenus à destination, chargés de signatures.
On compte toujours sur ...

27 janvier 1884
La pétition en faveur de l'agriculture
Nous recevons à l'instant la lettre suivante :
Je viens de lire dans les colonnes de votre journal ...
H. G.

Mercredi 1er février 1884
OU EN SOMMES-NOUS ?
Sous ce titre, on nous écrit de Courcelles-Chaussy, le 28 janvier :
Non ! Agrophile n'est pas mort !
Je reviens à vous, amis cultivateurs ; ai-je besoin de vous dire que c'est avec bonheur ? Dans ces derniers temps, au lieu d'écrire, au lieu d'entamer de nouvelles questions, j'ai préféré avec vous parler et agir, j'ai préféré prendre part à la lutte et au combat, j'ai préféré, dans la mesure de ma modeste influence, contribuer à la victoire.
Mais, à l'heure présente, où donc en sommes-nous ? il importe de se poser la question.
Depuis deux mois, depuis ma première lettre, datée du 13 novembre, nous avons déjà fait du chemin, n'est-ce pas ?
Nous avons touché du doigt la souffrance de l’agriculture ; cultivateurs, propriétaires, commerçants, ouvriers, tous n'ont qu'une voix en ce sens. Nous avons signalé une des principales causes du mal, la concurrence ; nous avons indiqué, je ne dis pas, l'unique remède, le remède sauveur, mais du moins un premier et utile remède : l'impôt sur les blés étrangers. C'est alors que les ennemis se sont levés, non pas certes les ennemis de l'agriculture (je lui en connais bien peu), mais les ennemis du remède par nous indiqué, les ennemis de l'impôt. Vous souvient-il de l'honorable M. Ronjon avec qui nous avons longuement et amicalement discuté ? J'aime à croire que la lumière s'est faite pour qui du moins a consenti à voir clair.
Faut-il vous rappeler l'ancien ébéniste, M. J. Létau qui est venu nous amuser avec ses alambics, et qui, d'accord avec nous en ce point, réclamait protection pour tout le monde ?
Et M. Chant de Vrémy ? parlons-en, M. Chant qui est venu faire dévier la question, et qui, à propos du luxe et des dépenses exagérées de quelques-uns de nos cultivateurs, a soulevé parmi vous tant d'indignation et de colère. Soit dit en passant, étant données ses dernières rectifications et restrictions, nous sommes à peu près d'accord maintenant, pardonnons-lui donc en raison de ses bonnes intentions.
Et M. Propriophile qui voulait tomber à bras raccourcis sur le dos des cultivateurs ? Il a frappé juste à coté par la raison qu'il a dit faux d'un bout à l'autre. Nous rions encore à la seule pensée de ses 25 à 50 pour cent de bénéfices.
Avant de passer outre, je ne saurais m'empêcher de dire un merci à ceux qui nous voyant au fort de 1a mêlée sont venus nous porter secours et nous tendre la main : au cultivateur de Rémilly, à lsidore de Puttelange, au fermier de la plaine de Thionville, à Vinicole, à M. Lorrain de l’Altberg, à ceux des bords de la Moselle, de la Seille et de la Canner, aux commerçants de Metz et de Château-Salins ; oui, à tous : Merci !
Toutefois le branle était donné et s'accentuait encore ; tous nos cultivateurs s'étaient réveillés de leur long sommeil. Voulant de suite se raccrocher à une première branche de salut qui leur était offerte, ils se sont levés comme un seul homme à la suite de notre dévoué et honorable député de la délégation, M. Pierson, d'Ennery. A l'Hôtel de Ville, le 5 janvier, nous avons chaleureusement applaudi, il vous en souvient, son remarquable discours, qui donnait le dernier coup à toutes les objections soulevées par nos adversaires. Tous alors (un seul excepté qui en est revenu bien vite, M. Erasmi, le conférencier bien connu dans nos campagnes), tous avec enthousiasme nous avons voté le projet d'une pétition au Reichstag.
Depuis trois semaines et plus, surtout depuis dix jours qu'elle circule à la ville et dans nos campagnes, cette pétition est à l'ordre du jour. Elle fait l'objet de bien des conversations, elle fait naître bien des espérances, elle provoque l'approbation du grand nombre et soulève encore la critique de quelques-uns. Rien d'étonnant, il en est ainsi pour toutes les grandes et utiles questions.
A quoi bon l’impôt ? disait encore, il y a quatre ou cinq jours, l'honorable M. Salmon, député de la délégation. Mais un de ses collègues à la même assemblée, notre représentant à nous, cultivateurs du pays messin, lui avait répondu par avance dans son discours du 5 janvier, et devait lui répondre encore, chiffres en main, en pleine séance du Comice agricole, le 26 janvier, à l’Hôtel de Ville. Pour une ferme de 100 hectares, grâce à un impôt de 3 marcs, un bénéfice de 20.000 francs, réalisable en 10 ans, n'est-ce rien, messieurs ? D'ailleurs, une longue lettre forte de bon sens et de preuves, publiée au Lorrain du 27 janvier, faisait justice de toutes ces objections.
A l'heure présente, notre pétition continue à circuler. Nombre de formulaires, paraît-il, sont déjà retournés à destination, chargés de signatures. La seule commune d'Argancy, dont M. Pallez de Rugy est le maire, a fourni plus de 140 signatures ; celles de Servigny et Frécourt, près de 100 ; espérons que d'autres communes se signaleront également ; le Lorrain voudra bien nous les faire connaître. Sous peu, tous nos formulaires de pétition seront réunis en un faisceau, remis à l'un de nos représentants et portés au Reichstag.
Dès maintenant, souhaitons à notre pétition bon voyage et bon accueil !
Amis cultivateurs, voilà donc où nous en sommes !
AGROPHILE.

Jeudi 2 février 1884
On. nous écrit de la vallée de la Nied française, le 30 janvier :
Je ne suis pas une autorité bien compétente en matière d'agriculture, et, en présence de la polémique engagée dans vos colonnes au sujet de la crise qui fait tant gémir nos cultivateurs, je n'essayerai certes pas de faire pencher la balance en faveur de l'un plutôt que de l'autre champion des différents systèmes de réforme préconisés.
Et cependant j'ai suivi attentivement tous ces débats, et je n'ai pu m'empêcher d'en déduire une conclusion que je traduirai par la réflexion suivante :
« Faire de l'agitation en faveur du relèvement de l'agriculture : à la bonne heure ! il est temps qu'on y songe. Mais à part cela, avant tout, peut-être, n'y aurait-il pas un autre but à poursuivre qui n'est pas d'une moindre importance et qu'il serait infiniment plus aisé d'atteindre ? L'aplanissement de la différence anormale qui existe entre les prix du blé et ceux du pain. En règle générale, quand une marchandise baisse de prix, qui en profite tout d'abord sinon le public qui l'achète ? Aujourd'hui, une des mamelles du pays est menacée de tarissement, parce que ses produits sont tombés au-dessous de leur valeur vénale ; et cette grande majorité de la population, qui achète sa farine ou son pain, se trouve encore en présence des mêmes cours qu'au temps de la plus grande cherté du blé : c'est illogique, absurde.
L'agriculture se meurt, mais cette ruine contre laquelle elle ne peut rien, au moins elle ne l'encourra pas sans avoir tenté tous les moyens de salut. Et nous, simples clients de la boulangerie, qui ne cessons de gémir en silence sur la rareté de l'argent, la dureté des temps et la cherté du pain : pourquoi n'élevons-nous pas la voix pour obtenir une chose possible, bien simple même, une chose à laquelle nous avons droit, en définitif ; la réduction des prix exorbitants du pain ?
Quelqu'un nous exploite - permettez-moi, Monsieur le Rédacteur, d'employer le grand mot ; est-ce la meunerie, la minoterie, ou la boulangerie ? Peu importe : cette exploitation existe à notre préjudice, et si nous ne voulons la mériter, à nous de revendiquer nos droits.
De quelle manière ? De plus habiles que moi le diront peut-être. UN ABONNÉ.

Mercredi 28 mars 1884
On nous écrit du pays de Courcelles-Chaussy, le 23 mars :
Monsieur le Rédacteur,
Voilà longtemps que je n’ai rien dit ; les travaux du printemps, les semailles de mars, la luxuriante et précoce végétation avaient absorbé tout mon attention et pris tous mes loisirs. Actuellement, bien d’autres soucis et bien d’autres ennuis sont à l’ordre du jour dans nos campagnes. Bon nombre de père et de mère de famille se tourmentent et se désolent. C’est que, dans cette saison, la terrible question du service militaire revient sur le tapis pour leurs enfants. Dans quelques jours, en effet, vous pourrez voir, sur les routes conduisant à Metz, bon nombre de jeunes gens de vingt ans et au-dessus. Ils de rendent à l’appel qui leur a été adressé. On commande, il faut obéir.
Et puis, dans quelques mois, ces jeunes conscrits diront adieu à la famille, il s’embarqueront les uns pour Leipsick (Leipzig), les autres pour Berlin, d’autres pour Coblentz (Coblence) ou Cologne… ils seront ainsi, tout Lorrains qu’ils puissent être, dispersés aux quatre coins de l’Allemagne.
Soit dit en passant, quand donc viendra le temps où nos jeunes gens d’Alsace-Lorraine seront soldats d’Alsace-Lorraine et resteront ainsi chez nous, à la portée de nos visites, de notre surveillance et de nos bons soins ?
Mes amis de la campagne vont peut-être me dire que j’oublie la question agricole. Nullement. Mais la question soulevée aujourd’hui en passant n’est point étrangère aux succès ou aux souffrances de l’agriculture. Combien de fois n’a-t-on pas gémi sur la rareté des bras ouvriers, sur l’émigration croissante des campagnes vers les villes, sur la cherté de la main-d’œuvre ? L’émigration qui désole peut-être le plus nos cultivateurs, n’est-ce pas l’émigration de nos jeunes vers les garnisons et les régiments de l’Etat ?
Aujourd’hui, hélas ! tous le monde est soldat !! L’école est obligatoire jusqu’à 14 ans. Les années qui suivent sont ordinairement consacrées à l’apprentissage d’un métier quelconque. Viennent les 20 ans ! Vienne l’âge où l’on pourrait sérieusement rendre service à sa famille, rendre service à l’agriculture, rendre service à tous, il faut s’en aller, il faut user à rien faire (j’entends à rien faire d’utile pour la prospérité et la richesse du pays), il faut user à rien faire les plus belles et plus vigoureuses années de sa jeunesse.
Il fut un temps où était soldat qui voulait, il est des pays encore où est soldat qui veut. Il fut un temps où le quart ou le tiers seulement de nos conscrits étaient enrôlés sous les drapeaux du pays. En ce temps, il y avait ce qu’on pouvait appeler avec bonheur les bons numéros.
Aujourd’hui, le bon numéro c’est un mot à peu près vide de sens. Encore une fois, à part les boiteux, les bossus, les infirmes, les malades, tout le monde est soldat. Je le sais bien, et tous nous le savons que trop. Autres temps, autres mœurs, autres usages ! Il y a là peut-être une terrible nécessité devant laquelle il faut aujourd’hui s’incliner. Mais, avouez-le, c’est une nécessité bien douloureuse et bien ruineuse. Pour y remédier, il en est qui proposent et réclament le désarmement universel. C’est là une utopie de premier ordre, c’est là un rêve dangereux et irréalisable. Tant que les hommes seront hommes, il faudra des soldats pour défendre les foyers domestiques contre les malfaiteurs, il faudra des soldats pour protéger les frontières contre l’invasion.
Mais l’armement universel n’est-il pas un excès ? Ce système de forcer tous nos jeunes gens sans exception à passer par les armes, à se masser sous les drapeaux, n’est-il pas fatal pour le commerce, l’industrie, l’agriculture surtout ? Que de bras jeunes et vigoureux l’on pourrait utiliser plus utilement qu’à manier l’épée et le fusil ! Sans doute encore une fois il faut des soldats, mais de grâce que tout le monde ne soit pas soldat.
En attendant que la sagesse des nations et des législateurs consente sur ce terrain à revenir à l’ancien système, faisons des vœux toutefois pour que nos jeunes Alsaciens-Lorrains soient soldats d’Alsace-Lorraine en Alsace-Lorraine.
AGROPHILE.

Jeudi 22 novembre 1884
M. Agrophile, du pays de Courcelles-Chaussy, nous écrit le 21 novembre :
Monsieur le rédacteur,
Il y a un an, à pareille époque, à pareil jour, je vous écrivais ma première lettre. Vous l’avez accueillie avec ferveur, mes amis les cultivateurs m’ont exprimé leur satisfaction et prodigué leurs encouragements. Permettez-moi de redire à tous, et à vous même, monsieur le rédacteur : Merci !
A ceux qui n’aiment point la campagne et l’agriculture, je dirai de suite : Ne me lisez pas ; mais pardonnez, si, de temps à autre, je réclame et obtiens pour mes amis une demi-colonne du journal. C’est un peu justice, d’ailleurs. A tous et à chacun ce qui peut l’intéresser davantage !
Une année s’est écoulée. Dans cet intervalle, le pays a vraiment vécu. Tous, avouons-le, nous dormions un peu, mais nous nous sommes singulièrement réveillés. Les campagnes se sont levées, les agriculteurs en masse ont exhalé leurs plaintes, ont fait entendre leurs réclamations et leurs vœux. Toues les plumes, même les plus rouillées, se sont aiguisées. La presse messine tout entière s’est vivement occupée et préoccupée de la question agricole. C’est qu’en effet les intérêts les plus graves étaient et sont encore en jeu ; il y va du salut de notre chère agriculture, il y va de l’avenir de notre beau pays de Lorraine. Amis cultivateurs, vous souvient-il encore des pacifiques discussions d’Agrophile et de M. Ronjon à propos des droits d’entrée sur les blés étrangers ? Vous souvient-il de l’immortel Chant, de Vrémy ? Combien d’entre vous, alors, se sont indignés et ont pris la plume ?
Et nos fameuses réunions de l’hôtel de ville ? Et notre pétition. Et nos 3 000 pétitionnaires de l’arrondissement de Metz ? Et nos joies ? Et nos espérances ? Faut-il ajouter et nos déceptions de ce temps-là ? Le mot, pourtant, n’est pas juste, je ne tarderai pas à vous le prouver.
Pendant ce temps-là, et plus tard, sociétés agricoles s’organisaient ou se réorganisaient. Nous en avons été témoins : la lutte était vive, elle était chaude, ardente. Ancien et nouveau Comice voulaient vivre l’un et l’autre, ou voulaient se supplanter, ou, mieux encore, voulaient fusionner. Celui-là se recommandait par son passé et par les services rendus, celui-ci par le grand nombre de ses adhérents, par ses influences administratives, par ses promesses d’avenir. Il y a quelques mois, on prétendait donner le coup de mort à l’ancien Comice en lui supprimant le vivres et en l’intitulant, par dérision, le Comice agricole de Metz ville ; et dans ces derniers jours, paraît-il, on aurait été jusqu’à lui interdire le concours agricole qu’il avait projeté dans sa dernière réunion. A vrai dire, donc, l’ancien Comice a cessé de vivre, ou du moins il se meurt. C’est le pot de terre qui se brise contre le pot de fer. Ressuscitera-t-il ? Je ne le sais. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas porter ici un jugement, je n’ai pas autorité pour cela. D’ailleurs, je laisse ce soin à d’autres. Il en est qui prétendent que des imprudences, ou des maladresses auraient été commises en dernier lieu, imprudences isolées qui auraient fait croire à la réalité d’un but politique chez les membres de l’ancien Comice, et qui auraient provoqué les mesures rigoureuses de la dernière heure. Je ne veux pas davantage juger cette question, laissant à qui de droit le devoir de se justifier ou de s’excuser.
Mais revenant à la grave question des droits protecteurs de nos céréales, je crois pouvoir affirmer que nous n’avons pas perdu notre temps l’année dernière, et qu’il n’y a point lieu de se décourager et de désespérer. Et cependant la misère dans nos campagnes est plus grande que jamais, les prix du blé sont de plus en plus dérisoires ; 21 francs ! jugez donc !! Malgré tout (et je dirai bientôt pourquoi) je viens aujourd’hui redire à mes amis les cultivateurs : confiance et courage !
Agrophile.

Dimanche 25 novembre 1884
M. Agrophile nous écrit le 23 novembre :
« Confiance et courage ! disais-je en finissant l’autre jour à mes amis cultivateurs. Volontiers aujourd’hui je leur tiens le même langage. Mais, ai-je écrit moi-même, la misère est plus grande que jamais dans nos campagnes ; depuis douze ans (tout lecteur pouvait le constater au Lorrain de vendredi dernier), depuis douze ans le prix du blé baisse sensiblement, jamais ce prix n’a été aussi maigre que cette année. Qui sait où nous en arriverons bientôt en continuant de ce train ?
Je vous entends : Voilà où nous avons abouti malgré notre réveil de l’an dernier, malgré nos démarches et nos réunions, malgré nos réclames dans la presse et ailleurs, malgré nos pétitions, malgré nos vieux et jeune Comices agricole. Splendide résultat en effet ! Quelle amère dérision ! Quelle cruelle déception ! Autant valait nous croiser les bras et dormir en paix sur nos deux oreilles. Ou bien encore, autant nous retirer et céder la place à tous ces beaux donneurs de conseils qui, plus habiles que nous, se hâterons de faire de la viande au lieu de s’obstiner à faire du blé. Pour se ruiner ou achever de se ruiner, rien de presse, en effet. Faut-il que ceux qui nourrissent tous les autres en leur donnant le blé et le pain de chaque jour, soient condamnés les premiers à mourir de faim ? Allons donc !
Patience ! Calmez-vous, de grâce, et lisez-moi jusqu’au bout. Parce que vous avez pétitionné et n’avez pas été exaucés immédiatement, est-ce une raison de mettre à bas les armes, c’est-à-dire de laisser la charrue et de vous en aller ? Nullement. Ou bien faut-il désormais garder le silence et se laisser faire ? Pas davantage. Sérieusement, et entre nous, pensiez-vous l’année dernière que vous alliez du coup obtenir une augmentation des droits protecteurs de 4 ou 5 mark par 100 kilos ? Eh bien, je vous l’avoue aujourd’hui (je ne disais rien autrefois dans la crainte de vous décourager) pour mon compte, j’espérais peu ce résultat immédiat.
Pourtant, sans me flatter, sans me blâmer, j’étais l’un des plus ardents et des plus actifs à soutenir et à encourager vos pétitions. C’est que, voyez-vous, il s’agissait de commencer, il s’agissait d’ouvrir les yeux soi-même afin de les ouvrir à d’autres, il fallait donner l’impulsion, provoquer par sa parole et par son exemple des pétitions multiples, attirer l’attention de ceux qui nous gouvernent, les éclairer, les émouvoir et les ébranler. Nous n’avons pas réussi complètement. N’importe ! d’autres reviendront à la charge ; nous-mêmes, s’il le faut, plus tard nous protesterons et pétitionnerons une seconde fois. Il en est qui nous avaient précédés dans la voie de nos légitimes revendications ; d’autres nous ont suivis, d’autres nous suivront encore. Il n’y a pas si longtemps que tout le pays agricole de Château-Salins adressait à Berlin ses instantes réclamations. De l’autre côté de la frontière, en France, il s’opère dans le monde agricole une révolution universelle, révolution pacifique s’entend. L’autre jour encore, vous avez pu lire au Lorrain qu’une réunion de 600 cultivateurs de Meurthe-et-Moselle et des départements voisins a voté à l’unanimité une pétition au ministre de l’agriculture pour réclamer l’établissement d’un droit de 5 fr. sur le blé, de 8 fr. sur la farine, de 4 fr . sur l’avoine, de 10 fr. sur le bétail sur pied, d’un droit à fixer après entente sur la viande abattue. (Soit dit en passant, constatons que le bétail étranger aussi bien que le blé fait invasion dans notre pays, et menace à son tour la planche de salut que veulent nous tendre les libres échangistes, et les prêcheurs à outrance de l’éducation du bétail.) Dans beaucoup de pays, spécialement en Allemagne et en Alsace, les élections au Reichstag se sont faites sur le terrain de l’agriculture et des droits protecteurs. Il y a donc et partout en ce sens une réaction incontestable, les gouvernements et les législateurs seront bien forcés de le comprendre. Si nous n’avons pas obtenu gain de cause du premier coup, patience, mes amis, nous ne sommes pas vaincus. La victoire, nous l’aurons un jour ou l’autre. Ce jour-là nous ne prétendons pas que l’agriculture sera sauvée, mais ce sera un sérieux et premier pas dans l’ère de relèvement et de la prospérité. Voilà pourquoi je maintiens mon premier mot : Confiance et courage, amis cultivateurs ! »
Agrophile.

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