raconte-moi-woippy Retour menu

L'abbé Louis-Auguste LAURENT
( Agrophile, 1883-1884 )
- 1 -

| Retour page "Abbé Laurent" |   | Page suivante |

Mercredi 24 octobre 1883
On nous écrit des environs de Courcelles-Chaussy, le 24 octobre :
Monsieur le Rédacteur,
Vous serait-il agréable qu'un brave cultivateur vint vous apporter, sur les semailles, sur les travaux de l'époque et sur l'agriculture en général, quelques renseignements et quelques appréciations ? Ma main sait mieux tenir la charrue que manier la plume, soyez donc indulgent.
A l'heure présente, nous autres cultivateurs, nous commençons à nous réjouir, et nous laissons échapper un fameux Deo gratias. Il y a trois semaines, lors de ces pluies qui durèrent du 24 septembre au 6 octobre, nous étions dans une véritable désolation.
Nous avions peur d'un automne semblable à celui de 1882. Nous étions à nous demander s'il nous faudrait encore ensemencer nos terres par la pluie et par la boue, pour aboutir ensuite et nécessairement, comme cette année-ci, à une assez pauvre récolte, sinon comme qualité, du moins comme quantité. Mais le beau soleil d'octobre a enfin consenti à se montrer ; et nous avons obtenu du 6 au 14 ce qu'on peut appeler une riche semaine. Il fallait nous voir à la besogne, et Dieu sait quelle besogne ! Maîtres et domestiques, depuis trois heures du matin jusqu'à huit heures du soir, nous étions sur pied. Il n'y avait pas de temps à perdre, et nous n'en perdions pas, je vous assure. Plus tard, disions-nous, quand viendront les longues soirées d'hiver, nous pourrons, autour d'un bon feu, jaser tout à notre aise, rire et chanter, raconter les histoires du bon vieux temps, faire la guerre avec les Zoulous et les Chinois…, mais en attendant, à l’œuvre !
Nos terres, préparées soigneusement et de longue date, ont été à peu près toutes, grâce à cette belle huitaine, ensemencées dans d'excellentes conditions. Nous n'avons qu'à nous féliciter. Les moments libres, nous en profitions pour soigner et rentrer les trèfles de semence à demi germés, les dernières gerbes d'une avoine mûrie tardivement, et surtout pour arracher et rentrer les pommes de terre qui, cette année, sont en assez grande quantité.
Après ce que j'ai appelé la riche semaine, une nouvelle semaine de pluies, pendant laquelle on pouvait déjà commencer un peu les histoires et les guerres de la saison d'hiver.
A l'heure présente, toutes nos betteraves sont encore dans la plaine et demandent à rentrer au logis. Quelques parcelles de terre restent à ensemencer, mais patience ! il n'en sera bientôt plus question, si le beau temps, qui recommence aujourd'hui, continue quelque peu.
Je ne parle point des retardataires ; un vieux proverbe affirme qu'ils réussissent au mieux chaque sept ans. L'année prochaine serait-elle pour eux cette septième année ?
Quoiqu'il en soit, nous espérons pour la prochaine récolte. Dieu entende enfin nos vœux et réalise nos espérances !
Il y a si longtemps que notre agriculture est en souffrance !
Depuis 1870, à part 1874, où sont ce que nous appelons les bonnes années ? Les récoltes ont été généralement pauvres. Du reste, qu'elles soient riches ou pauvres, nous sommes tués par la concurrence des blés étrangers ! Que deviendrons-nous donc, cultivateurs lorrains ? Les uns se ruinent, les autres, s'appuyant sur leur patrimoine, sont heureux quand à la fin d'une année de travail et de fatigue, ils réussissent à mettre, comme on dit vulgairement, les deux bouts ensemble.
Franchement, si l'on n'était attaché par le cœur à la terre qui a recueilli nos sueurs et les sueurs de nos pères, il y aurait de quoi se décourager, déserter la campagne et dire adieu à la charrue.
Mais non... nous resterons fidèlement attachés au sol natal, nous userons toutes nos forces au service de l'agriculture.
Nous espérons toujours et quand même ; des années meilleures viendront ; l'agriculture reprendra sa place d'honneur ; ce jour-là elle fera revivre le commerce universel, elle sauvera notre pays.
E. L., cultivateur.

Vendredi 23 novembre 1883
On nous écrit du pays de Courcelles-Chaussy :
Monsieur le rédacteur,
C'est un modeste cultivateur qui reprend sa plume d'écolier, et se fait un plaisir de vous communiquer ses petites appréciations sur l'agriculture dans notre pays.
- Pardonnez à ma témérité, je vous prie, et à l'inexpérience de ma plume ; ne tenez compte que de mon bon vouloir.
Inutile de vous redire que les semailles cette année ont été faites dans les meilleures conditions. Les derniers blés jetés en terre à la fin d'octobre ont bien profité de ces temps doux et humides. Tout pousse, tout verdoie, tout grandit. N'allez pas croire que je veuille nous mettre en printemps dès aujourd'hui, non ; toutefois, disons-le, seigles et blés offrent déjà un coup d'œil satisfaisant au regard toujours inquiet du cultivateur.
Faut-il donc crier victoire ? Faut-il concentrer sur l'année prochaine toutes nos espérances et nos consolations ?
Je le voudrais bien, mais hélas ! nous avons peur d'espérer, car nous avons peur d'être déçus, comme nous le sommes déjà depuis nombre d'années. L'on dira peut-être : « Encore un cultivateur qui se plaint ! Rien d'étonnant, tous font de même. Chacun plaide sa cause, chacun prêche pour son saint ». D'abord celui qui écrit ces lignes n'est pas un découragé ni un désespéré. Dieu merci ! il réussit encore à faire ses affaires ; il aime et il aimera toujours l'agriculture, mais il parle pour le grand nombre.
N'est-ce point un fait avéré, un fait admis, reconnu, publié par tous, que l'agriculture est en souffrance ? Écoutez donc nos cultivateurs lorrains (je cite ceux que je connais et que j'entends tous les jours, et certes ils sont dans le vrai) : « Depuis plusieurs années nous ne faisons rien, nous n'aboutissons à rien, nous n'avançons pas, nous reculons au contraire et toujours. Si l'année prochaine nous récoltons beaucoup de blé, nous le vendrons à vil prix ; si nous en récoltons peu, nous ne le vendrons pas plus cher. Pourquoi ? tout le monde le sait bien, c'est l'Amérique qui nous tue. - Les ouvriers ! cherchez-en surtout à la campagne et quand vous les aurez trouvés, vous les rétribuerez à des prix insensés ! »
- Voilà ce que tous disent bien haut ; mais si on ne les croit pas, écoutez les commerçants des grandes et petites villes (vous les croirez sans doute) : « La campagne ne vient plus, la campagne n'achète plus, les affaires ne marchent pas ». Mais pourquoi donc, braves et honnêtes commerçants, la campagne ne va-t-elle plus vous voir, vous acheter, et vous payer argent comptant ? Encore une fois, parce que son agriculture est en souffrance.
Écoutez vos ouvriers de la ville : « Nous n'avons point de travail ! les saisons mortes sont de presque de toutes les saisons ». Dites-leur d'abord, à ces bons ouvriers, qu'ils reviennent à la campagne, nous saurons utiliser leurs bras vigoureux. Mais pourquoi n'ont-ils pas d'ouvrage ? Parce que les commerçants, les fabricants, les entrepreneurs ne leur en fournissent pas ; et ceux-ci ne leur en fournissent point, parce que la campagne ne commande pas, encore une fois et toujours parce que l'agriculture languit et meurt.
Monsieur le Rédacteur, j'ai voulu simplement constater et faire toucher du doigt cette universelle décadence de l'agriculture ; en passant j'ai soulevé bien des questions, vous me permettrez d'y revenir prochainement, et d'insister alors avec plus de détails sur les causes d'un mal que je n'ai fait que signaler aujourd'hui. A bientôt donc ! En attendant répétons volontiers : Place, honneur à l'agriculture!
AGROPHILE, cultivateur.

Mardi 27 novembre 1883
On nous écrit du pays de Courcelles-Chaussy :
L'agriculture est en souffrance. Dans bien des pays, et même, hélas ! dans notre chère Lorraine, elle marche vers sa ruine, si le remède n'arrive bientôt. Ma première lettre établissait la vérité de cette assertion. Cultivateurs, commerçants, ouvriers, tous n'ont qu'une voix pour la justifier.
Et que ne diraient pas, si nous les avions interrogés, les propriétaires de fermes, non moins intéressés dans la question ? - Ecoutez : « Nous ne trouvons pas à vendre, les acheteurs font défaut. A peine pouvons-nous louer ; plus d'une ferme que nous pourrions citer par son nom propre, reste ou va être abandonnée à son malheureux sort. - Nous baissons nos prix, il le faut bien, et cependant (ce n'est pas toujours notre faute) que de fermiers arrivent nous voir les mains vides ! » Pourquoi donc ? Parce que l'agriculture tombe et s'en va.
Où faut-il aller chercher les causes du mal ?
Un grand ministre d'un grand roi a dit : « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France. » Sully avait grandement raison. Aussi le maître, le bon roi Henri IV, s'inspirant de son ministre, ambitionnait-il que « tout laboureur pût mettre la poule au pot chaque dimanche. »
Il faut bien l'avouer, ces deux merveilleuses mamelles ont singulièrement dégonflé, d'abord en France, bien qu'un certain rapporteur, M. Roger, - je voyais cela dans votre journal - ait affirmé en pleine Chambre des députés qu'aucun gouvernement n'avait autant fait pour 1'agriculture que la République. Moi, brave campagnard, je ne suis pas fin politique ; toutefois, quand je lis de ces choses-là, je ne saurais m'empêcher de rire dans ma barbe.
Dans notre bien-aimée Lorraine, ces deux mamelles, labourage et pâturage, n'ont pas moins dégonflé. Tirons la première, et voyons ce qu'il en sortait autrefois, ce qu'il en sort aujourd'hui. Colza et blé, telles étaient, il y a quinze et vingt ans, les principales ressources du pays. C'était reçu en principe, et la pratique venait justifier la théorie : Le colza à lui tout seul devait suffire et suffisait pour payer le canon. Consultez les anciens cultivateurs de la plaine de Thionville, ceux de la vallée de la Seille et même de la Nied, et tous exalteront les précieux avantages qu'offrait le colza, auquel d'ailleurs succédait naturellement et ordinairement une abondante récolte de blé.
C'est une ressource à peu près tombée aujourd'hui ; le pétrole et les essences de pétrole dont l'usage est devenu quasi universel, lui ont fait perdre de sa valeur et de son prix. Il n'y a donc plus à compter sérieusement sur le colza pour relever l'agriculture.
Reste le blé, la grande, l'universelle, l'ancienne et toujours nouvelle ressource de nos cultivateurs ? C'est sur le blé que nous sommes habitués à compter, c'est avec le blé que nous voulons faire honneur à nos affaires. Aussi on en a fait produire énormément à la terre de notre pays surtout depuis un demi-siècle.
Trouvez-moi un homme élevé dans nos campagnes, et qui soit point revenu au pays natal depuis quarante ou cinquante ans, je lui dirai : Venez, voyez et comparez ! que de buissons, de haies et de broussailles ont été arrachés ! que de ruines et d'amas de pierres ont disparu de la plaine pour être transportés sur nos chemins et nos routes ! que de terres autrefois incultes, arides et désertes ont été défrichées, remuées, travaillées et transformées en terres fécondes et productives !
Mais alors, nous dira-t-on, cultivateurs, réjouissez-vous et consolez-vous ? Le blé, du blé en abondance, voilà votre salut tout trouvé !
Hélas ! me faut-il répondre, mille fois hélas ! le froment lui-même ne saurait plus nous sauver.
Sans doute la terre n'est pas ingrate, sans doute elle ouvre son sein et donne sa sève à la semence qu'on veut bien y jeter, sans doute elle nourrit ceux qui la cultivent avec amour. Sans doute, à part quelques années qui sont l’exception, le blé ne manque pas ; mais... (c'est toujours la grosse, l'éternelle question, et je l'ai déjà dit en passant) le blé ne se vend pas, ou mieux le blé ne se vend plus.
AGROPHILE, cultivateur.

Mercredi 28 novembre 1883
On nous écrit de Jouy-aux-Arches, le 26 novembre 1883 :
Il y a quelques jours, la Société centrale d'Agriculture de Nancy procédait solennellement à la distribution des récompenses qu'elle accorde chaque année. A cette occasion, son président, M. de Meixmoron, de Dombasle, connu du monde entier, a prononcé un discours dans lequel il a passé en revue la situation de l'agriculture, ses souffrances, ses espérances, Chacune de ses paroles est une sorte de sentence rendue sans appel. On le voit, M. de Meixmoron est sûr, est maître de son sujet ; on le sent, chez lui tout est conviction, et c'est pour cela qu'il nous attire. - Pour examiner, étudier, réfuter ce discours, un volume ne suffirait pas, et nous osons y jeter un coup d'œil ; qu'on nous le pardonne en faveur de la bonne intention. Citons-en quelques passages avec tout l'ordre possible. M. le président dit abord « qu'il ne veut pas rechercher si les procédés techniques pourraient soulager la situation, il les croit impuissants. » Je ne serais pas éloigné d'être sur ce point d'accord avec M. de Meixmoron ; mais, dans ce cas, à quoi serviraient les sociétés ? Et pourquoi réclamer tous les jours à cor et à cri que cette science soit enseignée dans toutes les écoles et par tous les maîtres ?
Ensuite, M. le président se plaint « de la dépopulation des campagnes et du morcellement des terres. » Je me permettrai de demander aux sociétés d'agriculture ce qu elles ont fait jusqu’à ce jour pour arrêter la dépopulation des campagnes. Un serviteur fidèle, modèle, si l'on veut, après douze, quinze et même vingt années de loyaux services se soit récompensé par une prime de quinze francs, quelle dérision ! et remarquez que toutes les sociétés appellent cela un encouragement, quand le mot contraire devrait lui être appliqué. Quant au morcellement, qui n'est rien dans notre pays comparé à certains autres, l’Alsace par exemple, les forces humaines n'y peuvent rien, à moins cependant de nous faire reculer de quelques siècles, ce qui ne serait pas si facile. – Pour « les droits de mutation, les abus de réglementation, la confection du Code rural » les sociétés sont maîtresses d'insister, de protester, de réclamer, c'est non seulement pour elles un droit, c'est un devoir.
L'enfant unique, « cette plaie moderne de l'agriculture », comme l'appelle M. de Meixmoron, nous croyons que contre cette plaie les vœux des cousins ne peuvent être que platoniques. D'ailleurs, cette plaie est-elle aussi grande qu'on le veut bien dire ? La population augmente peu, c'est vrai, mais elle augmente sans cesse, et on peut dire que dans la famille, les enfants sont en proportion inverse de la fortune : plus il y a de gêne, plus il y a d'enfants, et tous ces enfants ne peuvent devenir que des ouvriers, tandis que les enfants des riches, quelque nombreux qu'ils soient, rechercheront toujours les emplois. - Dernièrement, nous étions à la gare de Strasbourg lors du départ d'un convoi d'émigrants, la fleur de la jeunesse ; triste, bien triste spectacle, auquel nous avions déjà assisté au Havre. Là, toute la population de la ville vint les saluer une dernière fois, leur adresser un suprême adieu. Ce n'est pas seulement la patrie que quittent ces hommes, c'est notre vieux monde usé pour un nouveau plus neuf. Vous le voyez bien, c'est autant la condition qui manque que les bras.
RONJON.

Jeudi 29 novembre 1883
On nous écrit du pays de Courcelles-Chaussy :
Le blé ne se vend pas, ou mieux le blé ne se vend plus. C'est ainsi que je terminais ma dernière lettre.
Aujourd'hui que toutes choses, dans les branches variées de l'industrie et du commerce ont doublé, ont triplé de valeur, aujourd'hui surtout que la main-d'œuvre - j'y reviendrai plus tard - a étonnamment élevé ses prix, aujourd'hui, par conséquent, que nos dépenses à nous cultivateurs se sont prodigieusement augmentées, les rentes ne montent pas ou montent d'une manière insignifiante.
Le blé qu'on dit notre ressource et quasi notre unique ressource, le blé qu'on croirait le sauveur de l'agriculture, garde ses prix médiocres, ses prix inférieurs, pour ne pas dire ses prix ridicules ; j'allais dire, il garde ses prix anciens ; mais non ! cent fois non ! Ses prix anciens, on les a baissés, et l'on a porté ainsi à l'agriculture de l'Europe, de la France, de notre Lorraine, un coup fatal dont elle ne se relèvera que difficilement. Sans avoir beaucoup vécu, j'ai vu, un peu avant 70, dans une année pleine, dans une année abondante, le prix du quintal de froment monter jusqu'à 35, 36 francs et plus ; dans une année médiocre atteindre 42 francs ; sur la fin du règne de Louis-Philippe arriver jusqu'à près de 50 francs. Je l'avoue, ces prix élevés n'ont pas été les prix ordinaires à travers le siècle présent ; toutefois, ces élévations de prix prouvent des efforts sérieux jadis tentés en faveur de cette agriculture qui agonise aujourd'hui sans qu'on ait l'air de s'en préoccuper.
Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir clair dans cette question d'une capitale importance et pour admettre la vérité des assertions que j'avance.
On me répondra peut-être : « Vous enfoncez une porte ouverte, vous prêchez des convertis, nous savons bien qu'il faudrait remédier à ce triste état de choses ; mais que pouvons-nous y faire ? L'Amérique est là qui semble nous mettre le pied sur la gorge et qui, sur la question des prix, laisse entendre à notre froment de pays : Tu iras jusque-là et pas plus loin. » L'Amérique ! ah ! parlons-en. A l'heure présente, nous autres cultivateurs, nous sommes quasi tentés de ne plus être reconnaissants à Christophe Colomb de l'avoir découverte. Que de mal elle nous fait et nous fera encore !
La terre jeune, la terre vierge d'Amérique est d'une fécondité rare ; la main-d'œuvre en ces contrées s'obtient à des conditions extrêmement faciles et avantageuses ; le transport des blés sur le continent d'Europe et jusqu'au dernier village de notre Lorraine se réalise avec une promptitude incroyable. Les droits d'entrée sont nuls ou insignifiants, nos marchés sont littéralement envahis et inondés, et dès lors le prix de nos céréales baisse nécessairement ou du moins demeure stationnaire.
Il n'y a qu'un remède, vous le devinez bien : il faudrait imposer des droits sérieux sur tous ces blés étrangers. Mais qui donc les imposera ? Ce n'est pas moi brave campagnard, ce n'est pas vous honnête commerçant, ce n'est pas vous courageux ouvrier. Si j'étais député ou ministre, - mais voici, monsieur le rédacteur, qu'un de mes amis se permettant par-dessus mon épaule de lire ces lignes pendant que je les écris, me fait cette maligne observation : « Si tu étais député ou ministre, tu ferais peut-être comme tant d'autres ; tu gagnerais et tu mangerais tes 25 ou 60 francs par jour, tu laisserais l'agriculture se tirer d'affaire par elle-même, et puis tu crierais : Vive la République ! » Eh bien ! non ! je vous le gage, monsieur le rédacteur. Si donc j'étais député ou ministre, voici quel serait tout mon discours : « Messieurs ! au secours ! la patrie est en danger ! l'agriculture se meurt ! »
AGROPHILE, cultivateur.

Vendredi 30 novembre 1883
On nous écrit de Jouy-aux-Arches, le 27 novembre (voir notre lettre du 26, dans le n° 126 du Lorrain) :
Ici nous arrivons au moment suprême, M. de Meixmoron considère, nous copions textuellement, « l’établissement de droits protecteurs, comme la panacée universelle qui guérira l’agriculture de tous ses maux ».
Qui est-ce qui pourrait résister à d'aussi magnifiques promesses, et M. de Meixmoron n’est pas seul de son avis, un cri général, universel est poussé de partout à la fois. Le Conseil général de la Lorraine lui aussi fait des vœux pour l’élévation des droits qui frappent les blés étrangers, et nous croyons que c’est là une funeste erreur, ce que nous voulons essayer de démontrer.
Admettons que tous ces vœux sont exaucés, le blé, aujourd'hui à 25 francs, sera demain à 30 ; n’oublions pas que, pour atteindre ce prix, l’impôt devra être de plus de 10 francs, ce qu’aucun gouvernement n’oserait proposer. Dans notre pays presque toutes les terres sont louées à bail et appartiennent le plus souvent à des propriétaires très riches. La durée moyenne des baux est à peine de dix ans ; au moment de la promulgation de la loi demandée, cette moyenne, s’étendant sur tous, ne sera plus que de cinq ans : ne voyez-vous pas de suite, qu'après ce court délai, si par un moyen factice vous avez fait hausser le blé de 5 francs, à l'expiration des baux existants le prix de la location augmentera dans les mêmes proportions que le blé, ceci est incontestable, et qu’en agissant ainsi, ce sont les propriétaires et les propriétaires seuls qui bénéficieront de votre loi protectrice, voilà la vérité. Tandis qu'aujourd'hui, à cause même des souffrances de l'agriculture, tous les baux renouvelables dans notre pays, tous les baux, vous entendez bien, se font avec une réduction sur les anciens prix, et cette baisse, ne serait-elle que de 5 francs à l'hectare, serait encore plus profitable au cultivateur que l'impôt demandé.
Ne venez donc pas entraver le mouvement de baisse si avantageux pour tous, car nous n'avons vu qu'un côté de la médaille. Pour un producteur, il y a souvent des centaines de consommateurs ; élevez le prix du pain, de suite tous les ouvriers de l’industrie, tous les employés vont se plaindre, crier peut-être, demander une augmentation de salaire, alors que l'industrie a tant de peine à se soutenir.
RONJON.

Dimanche 2 décembre 1883
On nous écrit du pays de Courcelles-Chaussy :
La concurrence fait baisser le prix de nos céréales ; il serait donc de toute nécessité, avons-nous dit, d'imposer des droits sérieux sur les blés étrangers.
C'est d'ailleurs l'avis et le désir de tous, monsieur le rédacteur, de l'aveu même d'un de vos honorables correspondants qui écrit en toutes lettres sur cette question : « Un cri général, universel, est poussé de partout à la fois. Le conseil général de la Lorraine lui aussi fait des vœux pour l'élévation des droits qui frappent les blés étrangers. » Après avoir ainsi parlé, votre digne correspondant dont nous avons lu les lettres antérieures avec grand plaisir, émet une idée contraire.
Toutefois, avec force et insistance, formulons encore le désir de tous, faisons de nouveau entendre le cri général, universel ; réclamons à outrance, et poussons les représentants de notre pays à réclamer énergiquement cette augmentation des droits sur les blés étrangers. Si nos délégués en haut lieu sont déjà imbus de ces idées, s'ils sont prêts à plaider en ce sens la cause d'une agriculture qui se meurt, si leur voix peut se faire entendre avec espérance de succès, s'il est vrai, comme on l'a dit, que Monsieur le Directeur du Cercle lui-même veuille favoriser les réunions de cultivateurs et donner libre essor à leurs légitimes réclamations, nous envoyons à tous, du fond de nos campagnes, et par avance, nos remerciements les plus sincères.
Oui, encore et toujours, il faut imposer des droits, il faut dire aux blés d'Amérique : « Restez chez vous, ou du moins n'entrez qu'après avoir largement payé votre libre accès dans nos régions. »
Mais voici la note discordante de tout à l'heure, voici l'objection, ou plutôt les objections, lisez bien : « Si vous augmentez les droits, et par conséquent le prix du blé en notre pays, vous faites monter du coup le prix de la location des fermes dans les mêmes proportions, ceci est incontestable ; ce sont les propriétaires seuls qui bénéficieront de votre loi protectrice, voilà la vérité. »
Qu'il me soit permis, Monsieur le rédacteur, de continuer à ne pas être de l'avis de votre honorable correspondant. Si les droits sur le blé augmentent, je ne vois pas du tout que le prix de la location des fermes doive nécessairement monter dans les mêmes proportions ; surtout je ne vois pas que les propriétaires puissent avoir la singulière et irréalisable prétention d'être seuls à bénéficier de la loi protectrice ; au moins admettrez-vous qu'ils seront assez honnêtes pour consentir à partager les avantages avec leurs fermiers ; au moins à ceux-ci accorderez-vous assez de bon sens pour réclamer et obtenir leur part d'un butin accordé par une nouvelle législation.
Permettez-moi, d'ailleurs, un simple raisonnement. Supposez même pour le fermier que le loyer d'aujourd'hui monte de 5 fr. par hectare ; supposez, d'autre part, que le prix du quintal de blé augmente seulement de 5 fr. Celui qui exploite une ferme de 100 hectares et vend annuellement 300 quintaux de blé, payera 500 fr. de plus à son propriétaire, soit ; mais, en revanche, dans sa caisse à lui il fera rentrer 1 500 fr. de plus.
Ce qui est donc plus incontestable, ce qui est plus près de la vérité, c'est que les propriétaires ne seraient pas seuls à bénéficier de la loi protectrice. Mais continuons.
Autre objection que je trouve tout écrite dans le même numéro 128 de votre journal. Je suis bien aise de la discuter (mais toujours sans rancune). Du choc des idées, dit-on, jaillit la lumière ; or, il est grand temps qu'elle se fasse pour notre chère et malheureuse agriculture. Voici donc l'objection : « Ne venez donc pas entraver le mouvement de baisse si avantageux pour tous, car nous n'avons vu qu'un côté de la médaille. Pour un producteur, il y a souvent des centaines de consommateurs ; élevez le prix du pain, de suite tous les ouvriers de l'industrie, tous les employés vont se plaindre, crier peut-être, demander une augmentation de salaire, alors que l'industrie a tant de peine à se soutenir »
Je m'empresse de répondre : Travaillons de toutes nos forces à entraver le mouvement de baisse, si universellement fatal - fatal aux propriétaires – fatal aux fermiers - fatal aux industriels - fatal aux ouvriers eux-mêmes - fatal à tous. J'ai déjà dit ces choses en passant dans mes lettres précédentes, je veux y revenir tout prochainement.
AGROPHILE, cultivateur.

Mercredi 5 décembre 1883
On nous écrit du pays de Courcelles-Chaussy :
Ce mouvement de baisse infligé à notre blé de pays est fatal aux propriétaires. Combien d'entre eux réussissent à être intégralement payés ? Ou mieux, combien ne sont payés qu'à demi, ou ne le sont aucunement ? Les visites de leurs fermiers, assez généralement, leur sont peu agréables ; ils en reçoivent rarement des pièces d'or ou d'argent, mais toujours des plaintes et des gémissements ! A qui la faute ?
Mouvement de baisse fatal aux cultivateurs surtout ; est-il besoin de le prouver ? La chose est trop évidente. Ne sont-ils pas les premières victimes de la situation présente ? Et l'on viendrait leur dire : « Taisez-vous ! Ne vous plaignez pas ! Le prix du blé baisse sans doute, ou reste stationnaire, tant mieux pour tous ! c'est avantageux pour vous-mêmes ! » Allons donc ! nous sommes des campagnards, je le veux bien ; mais pourtant nous avons encore un peu de bon sens, et l'on ne nous fera pas croire à des alouettes rôties qui vont nous tomber dans la bouche.
Envoyez-nous, comme il y a 50 ans, de fidèles domestiques que rétribuerons au prix de 120 ou 150 fr., au lieu des 4 ou 500 fr. que nous leur donnons aujourd'hui ; expédiez-nous pour eux, non pas un vin affreux, souvent extrait de la fontaine de la place publique, à 40 ou 45 fr. l'hectolitre ; mais, comme autrefois, un vin généreux sorti du raisin de la vigne, et que nous payerons 20 ou 25 fr. l'hectolitre, et alors, volontiers, nous continuerons à céder notre quintal de blé au prix éternellement le même, c'est-à-dire 25 fr. Curieux procédé, en effet, pour le cultivateur, de faire fortune ! payer toujours plus cher ce qu'il achète, et céder toujours au même compte ; ou meilleur marché ce qu'il vend. Allons donc !
Mouvement de baisse dans le prix du blé fatal aux industriels et aux commerçants. Je l'ai déjà dit et je le répète : le commerce des grandes et petites villes languit et meurt parce que la campagne ne vient plus acheter et acheter argent comptant ; et la campagne n'achète plus parce que son agriculture ne va pas, parce que son blé ne se vend plus. Les industriels, d'ailleurs, ne se plaindraient pas qu'il faille donner quelques centimes de plus aux ouvriers, si d'ailleurs, grâce au développement de l'agriculture, ils sont amplement dédommagés par l'écoulement de leurs marchandises et de leurs produits.
Mouvement de baisse, je ne crains pas de le dire, fatal aux ouvriers eux-mêmes. Mon assertion parait peut-être exagérée à première vue, mais patience ! Suivez-moi bien : Sans agriculture, point de commerce ! Sans commerce, point de travail ! Sans travail, point d'argent ! Sans argent, point de pain pour l'ouvrier, sa femme et ses enfants !
Mieux vaut donc à l'ouvrier donner quelques centimes de plus pour le morceau de pain qu'il mange avec sa famille et avoir du travail, avoir de l'argent, avoir abondamment de quoi payer son pain de chaque jour.
Et puis, est-il bien vrai que le prix du pain augmentera parallèlement à l'augmentation du prix du blé ?
On trouvera peut-être étrange cette question que je pose. Patience, encore une fois !
Pas plus tard qu'hier, j'étais à Metz, et j'interrogeais un père de famille expert dans la question. Je lui demandais donc : « Depuis que le prix du blé baisse, avez-vous le pain à de meilleures conditions ? » Voici, mot à mot, ce qu'il m'a répondu : « Non, monsieur. Le prix du blé a beau descendre, le pain se paie toujours et toujours au même prix. A quoi cela tient-il ? A qui faut-il s'en prendre ? Je ne le sais trop; mais enfin, c'est un fait. Le blé peut donc se vendre et s'acheter à n'importe quel prix ; pratiquement, cela me préoccupe assez peu. J'ai vu le blé à 35-40 fr. et au-delà ; aujourd'hui, il a baissé d'un tiers et plus : il n'est qu'à 25 fr. Et cependant, le prix du pain a varié d'une manière insignifiante. Je ne me rappelle point (à part l'année du blocus) avoir donné plus de 13 sous pour un pain de trois livres ; aujourd'hui je donne 11 sous et demi. Maintenant, jugez vous-même ! »
Une telle réponse dispense de tout raisonnement. Lisez-la bien, amis lecteurs.
C'est donc l'intérêt de l'ouvrier, de l'industriel, du cultivateur et du propriétaire, c'est donc l'intérêt de tous que je soutiens quand je pousse de nouveau le cri général, universel, quand j'excite encore à le pousser de partout à la fois, quand je demande pour tous et avec tous :
Sauvez l'agriculture !
Faites monter le prix de nos blés de Lorraine !
Imposez des droits sérieux sur les blés étrangers !

AGROPHILE, cultivateur.

Samedi 8 décembre 1883
On nous écrit des environs de Rémilly :
Monsieur le rédacteur,
Je tiens à vous écrire ces quelques lignes, pour vous apprendre que, nous autres cultivateurs du pays de Rémilly, nous donnons pleinement dans les idées d'Agrophile, votre correspondant de Courcelles-Chaussy. Nous sommes bien aises qu'il ait repris sa plume d'écolier, comme il le dit lui-même, pour exprimer dans votre honorable journal nos idées à tous. Ce sont de ces choses-là que nous pensions, que nous nous répétions les uns aux autres, du matin au soir ; mais nous ne savions pas trop les écrire pour les livrer au public ; heureusement que la plume d'Agrophile n'était pas aussi rouillée que la nôtre !
C'est bien vrai tout de même, je vous l'assure, monsieur le rédacteur, que l'agriculture est singulièrement en souffrance. Combien de temps ce triste état de choses durera-t-il ? Nous ne le savons pas trop, et les plus habiles eux-mêmes n'y voient clair.
Pourvu seulement qu'en haut lieu, l'on écoute nos réclamations, et qu'on veuille bien surtout en tenir compte !
Le colza, autrefois, nous sauvait : il se vendait à des prix fabuleux ; après le colza venaient de magnifiques récoltes de blé. Et puis, le blé se vendait, il fallait voir ! Et pourtant, chose curieuse, comme le disait Agrophile l'autre jour, vos ouvriers de la ville ne payaient pas leur pain plus cher qu'aujourd'hui.
C'est en ce temps-là qu'il faisait bon aller à Metz; nous roulions sur l'or et l'argent ; nous faisions chez les commerçants des emplettes à tout casser ; et quand nous rentrions à la maison, c'était un plaisir de voir la femme et les enfants courir au-devant de nous, et nous demander quelles étaient les bonnes et belles choses que nous leur rapportions de la ville. Quand est-ce donc que ce beau temps reviendra ?
Monsieur le rédacteur, je voudrais bien savoir si Agrophile vous écrira encore des articles ; dites-lui, en tout cas, s'il vous plaît, que ce serait bien à désirer, et qu'en continuant, il fera grand plaisir à tous les cultivateurs du pays et d'ailleurs encore.
Agréez, etc.. H..., cultivateur abonné.

- - - -

0n nous écrit de Jouy-aux-Arches, le 4 décembre :
Monsieur le directeur,
Le Lorrain a publié ces jours derniers deux articles sur la situation de l'agriculture. Ces articles, très bien écrits, dénotent de la part de leur auteur, une grande connaissance des choses agricoles, leur conclusion est celle-ci : la culture se meurt, pour lui rendre un peu de vie, lui infuser un peu de sang nouveau, nous ne voyons qu'un remède : l'impôt sur les blés étrangers. Les lecteurs du Lorrain ont pu voir que sur ce point nous différons d'avis avec M. Agrophile qui a signé les articles. Que ce Monsieur nous permette d'examiner la valeur des arguments dont il s'est servi pour motiver son opinion ; inutile d'ajouter que nous le ferons avec toute la courtoisie dont nous sommes capable. Voici d'abord le langage que M. Agrophile prête aux propriétaires s'ils étaient consultés. « Nous ne trouvons plus à vendre, à peine pouvons-nous louer, nous baissons nos prix, il le faut bien. Pourquoi donc ? Parce que l'agriculture tombe et s'en va. »
Je suis bien aise de trouver dans ce passage la confirmation pleine et entière de ce que j'ai écrit dans le Lorrain du 30 expiré, affirmant qu'il y a baisse générale sur les anciens prix pour tous les baux renouvelables. Que M. Agrophile me permette de lui dire que là est toute la question, toute la solution du problème qui nous occupe. Confondre l'intérêt des propriétaires avec ceux des fermiers, c'est selon nous commettre une très grave erreur. Ces intérêts sont et seront toujours opposés, placés aux antipodes. Continuons notre examen. Ici un passage sur la politique, je me donnerai bien de garde d'y toucher, qu'il me suffise de dire que la gêne d'en bas est la même que celle d'en haut, avec des régimes tout différents, ce qui prouve que la forme n'y fait rien. « Labourage, pâturage sont les deux mamelles de la France, en Lorraine ces mamelles sont très dégonflées. Consultez tous les anciens cultivateurs, ils vous diront que le colza, à lui tout seul, suffirait pour payer le canon. A ceci nous répondrons : Autres temps, autres mœurs. Les avantages de la culture du colza ont souvent été exagérés, et cette culture, qui n'a jamais été que locale, est loin d'être abandonnée. Ce que nous y trouvons de plus beau, c'est qu'elle nécessite des cultures nombreuses, une fumure abondante et une année de jachère. Cette récolte comparée alors à celle du blé était trouvée supérieure, mais en négligeant toujours de faire entrer en ligne de compte et les frais généraux et la paille produite par la culture du froment, produit précieux, indispensable pour la nourriture et la litière des animaux. « Reste le blé, la grande, l'universelle, l'ancienne et toujours nouvelle ressource de nos cultivateurs. » Très bien dit, quoiqu'en contradiction avec ce qui précède, mais n'avons-nous pas déjà vu le blé à bon marché ? Il y a aujourd'hui vingt ans j’étais de passage à Nancy ; entré dans un restaurant je pris, pour le lire, le Bélier, journal agricole ; à cette époque déjà comme aujourd'hui tout le monde se plaignait des trop bas prix du blé, et le journal donnait en conseil aux cultivateurs de faire de la viande au lieu de faire du blé, et ne voyez-vous pas qu'aujourd'hui nos cultivateurs les mieux avisés sont ceux qui suivent ce conseil.
La viande est hors de prix et tend sans cesse à monter. Monsieur Agrophile ne nous parle que d'une mamelle et notre vache en a au moins deux, Pâturage, selon nous, ne voulait pas dire autre chose que production de la viande, production du fumier avec lequel le plus ignorant de nos cultivateurs sera toujours certain de faire de splendides récoltes. « Le blé ne se vend pas, il ne se vend plus.» Le blé se vend toujours, tous pouvez en conduire au marché, autant que vous voudrez il trouvera acquéreur au prix de 25 fr. aujourd'hui, avec tendance à la hausse pour demain. Ce que l'on peut surtout dire, c'est que les récoltes sont trop souvent mauvaises, mais, est-ce que les vignerons ne sont pas depuis longtemps dans le même cas, et eux ne se plaignent pas, et personne ne s'occupe d'eux, ils savent bien que l'on ne décrète pas la pluie et le beau temps.
« J'ai vu un peu avant 70 dans une année pleine, dans une année abondante le prix du quintal de froment monter jusqu'à 35, 36 fr. et plus, dans une année médiocre atteindre 42 fr., sur la fin du règne de Louis-Philippe arriver jusqu'au prix de 50 fr. »
J'ai voulu copier ce passage tout entier à cause de son importance, je me contenterai de demander à ce monsieur de quels droits il faudrait imposer les blés étrangers pour atteindre ces prix. Le blé est à 25 fr., pour atteindre ce minimum de 35 à 36 fr., il faudrait un impôt de 40 fr. au moins, et pour atteindre le maximum de 50 fr. que paraît souhaiter M. Agrophile, il faudrait un impôt d'au moins 40 fr. Tout ceci nous conduirait loin, très loin : à la famine d'abord, à la révolution ensuite, Dieu nous en préserve.
« La terre jeune, la terre vierge de l'Amérique est d'une fécondité rare, la main-d'œuvre facile et avantageuse.»
Des experts judicieux prétendent que la fécondité de la terre d'Amérique n'est pas inépuisable et que la baisse de la production ne tardera pas à se faire sentir. Quant à la main-d’œuvre facile et avantageuse, elle ne réunit ces conditions que lorsqu'elle s'exerce sur de grandes surfaces qui permettent l'emploi d'un outillage grandement perfectionné. Quant à la main-d'œuvre proprement dite, elle coûte bien plus là-bas qu'ici, car, autrement, comment expliquer cette émigration continue. Terminons cette trop longue lettre en concluant que la situation est surtout mauvaise parce que les récoltes sont mauvaises. Qu'un impôt, même très élevé, ne sauverait la situation que bien imparfaitement et bien momentanément et qu'il entraînerait avec lui des conséquences bien autrement funestes. RONJON.

Dimanche 9 décembre 1883
On nous écrit du pays de Courcelles-Chaussy :
Je me proposais aujourd'hui, en raison même du plan que je me suis tracé, de toucher, pour ce qui concerne notre chère Lorraine, à la seconde mamelle, dont parlait Sully : le pâturage. J'y reviendrai plus tard. Je regrette que mon honorable contradicteur dont j'admire la courtoisie, m'oblige, pour ne m'avoir pas suffisamment compris, à retourner en arrière.
Donc, votre digne correspondant de Jouy-aux Arches, après avoir essayé de réfuter le discours de M. Meixmoron sur l'agriculture, entreprend maintenant de démolir, l'une après l'autre, toutes mes lettres sur le même sujet.
Tant mieux! De la discussion, du choc des idées, je l'ai déjà dit, jaillit la lumière. Or, de la lumière il en faut, à tout prix, sur cette question d'une souveraine et capitale importance. C'est une guerre pacifique que nous avons commencée, que vos chers lecteurs ne s'en épouvantent pas ; grâce à Dieu, il n'y aura ni morts ni blessés. Toutefois, quand on s'adresse à un homme d'honneur, on a le droit de dire la franche et pure vérité.
Établissons d'abord le principe que, dans tout démêlé, il faut, avant tout, pour bien s'entendre, poser nettement et clairement l'état de la question. Or, qu'est-ce que je veux moi-même ?
qu'est-ce que veut mon honorable contradicteur ? Je veux, en exposant et en faisant toucher du doigt la situation malheureuse de l'agriculture, je veux, autant qu'il est en mon pouvoir, indiquer tous les remèdes et pousser, de ma voix et de ma plume, ceux qui ont autorité et influence, à sauver l'agriculture par tous les moyens possibles et pratiques. Est-ce clair ?
Que veut M. Ronjon ? Prouver que les remèdes par nous indiqués ne valent rien ou à peu près rien, et en révéler d'autres.
Nous ne sommes pas aussi exclusifs et nous admettons volontiers tout ce qu'il y a de bon dans les idées de votre honorable correspondant Ainsi avec lui j'admets et nous nous admettons que les mauvaises récoltes ont en partie contribué à la souffrance de l'agriculture ; avec lui j'admets et je sais parfaitement bien (puisque je l'ai écrit moi-même) que la fortune de notre Lorraine a deux mamelles à son service, et qu'il faut bien se garder de négliger le pâturage, c'est-à-dire, les prairies naturelles et artificielles, l'élevage des bêtes à cornes, par conséquent l'engrais, la viande et le laitage ; ce sont précisément de ces questions que je me propose de traiter bientôt, et dés aujourd'hui, puisque M. Ronjon a une prédilection marquée en ce sens, je lui demande qu'il vienne alors appuyer et renforcer mes observations par les siennes. Avec lui j'admets encore que les cultivateurs doivent, en attendant de meilleures années, s'efforcer d'obtenir des réductions dans le prix de la location des fermes. - Très bien, pourvu qu'ils y réussissent !
Et maintenant, je l'espère, on ne dira pas que je suis exclusif.
Mais Monsieur Ronjon se trompe et déplace la question, quand il nous fait dire : « Il n'y a qu'un seul remède pour sauver l'agriculture : l'impôt sur les blés étrangers. » - Cet impôt, à notre avis, est un remède efficace, un remède nécessaire, nécessaire surtout pour les années où les récoltes sont mauvaises, et où le blé quand même ne se vend pas plus cher, voilà ce que je maintiens et ce que nous maintiendrons toujours.
Sans doute, comme je l'ai affirmé, et comme cela ressort et ressortira de l'ensemble de mes lettres, cet impôt est l'unique moyen de faire monter le prix de nos blés de France et de Lorraine ; mais que ce soit le seul, l'unique remède pour relever et sauver l'agriculture, jamais nous ne l'avons dit, il serait d'ailleurs absurde de soutenir une pareille thèse. - Moi-même, plus tard, en attendant que cet impôt soit établi, et après même qu'il le sera, si l'on veut bien faire droit à nos réclamations, j'indiquerai d'autres remèdes.
Maintenant, mon cher Monsieur Ronjon, j'aime à croire que déjà nous nous entendons et nous nous comprenons mieux. Continuons ! Si vous faites baisser légèrement le prix des fermes, tant mieux ! mais là n'est point « toute la solution du problème qui nous occupe. » C'est un remède, je le veux, mais un remède qui est bien loin d'aboutir. Il aurait peut-être quelque peu suffi au temps où le canon était la grande et la principale défense des cultivateurs. Aujourd'hui tout le monde le sait, le canon, dans une ferme ordinaire, ne fait à peu prés que le tiers des frais. - Pour le prouver, je pourrais soumettre à l'horticulteur distingué Monsieur Ronjon les registres de plus d'un cultivateur.
Monsieur Ronjon se trompe quand il nous accuse de confondre l'intérêt des propriétaires et celui des fermiers ; qu'il veuille bien relire pour s'en convaincre notre lettre du 5 décembre, et il verra que nous soutenons en réalité la cause de tous, propriétaires, fermiers, industriels et ouvriers.
Le colza, suivi ordinairement d'une abondante récolte de blé, ne dépasse plus guère aujourd'hui la moitié de son prix d'autrefois, c’est donc un bras de l'agriculture que l'on a coupé, c'est une ressource qui ne peut plus sérieusement compter, nous l'avons dit et nous le maintenons. L'honorable monsieur Ronjon, à lui tout seul, aurait-il raison contre tous ?
Le blé reste toujours la grande et la principale ressource. Je vais même plus loin et je dis : Pour beaucoup de fermes peu favorisées en prairies naturelles, le blé c'est presque la seule ressource sérieuse. Et voilà précisément pourquoi nous demandons de le vendre plus cher et nous réclamons des impôts sur les blés étrangers. Tuez cette ressource en faisant vendre le blé à des prix réduits, il ne reste plus aucune planche de salut à beaucoup de cultivateurs. Je me demande encore où est ici la contradiction que prétend y voir votre honorable correspondant.
Monsieur Ronjon, après je ne sais plus quel journal de Nancy, engage les cultivateurs « à faire de la viande au lieu de faire du blé. » Très bien, mais pourquoi ne pas faire l'un et l'autre ? Et puis on fait comme on peut, n'est-ce pas ? Beaucoup, d’ailleurs, dans notre pays, ne peuvent guère faire que du blé, et vendre leur blé honnêtement. Laissez-les donc faire du blé !
« Les vignerons, dit encore votre digne correspondant, font aussi de mauvaises récoltes, personne ne s'occupe d'eux ; et cependant ils ne se plaignent pas. » C'est beaucoup dire ; pas plus tard que ce matin, j'étais à Metz ; j'y rencontre trois vignerons : il fallait les entendre gémir et se plaindre ! Et puis, imposez donc ne serait-ce que 12 fr. 50 sur chaque quintal de blé étranger, comme on impose 37 fr. 50 sur chaque hectolitre de vin avant de le laisser entrer à Novéant ou à Jouy-aux-Arches, et vous verrez que les cultivateurs ne se plaindront plus autant.
« La terre d'Amérique, dit monsieur Ronjon, finira, elle aussi, par s'épuiser. » Patience donc !
Oui, mais en attendant, chers cultivateurs, mourez de faim et consolez-vous !
AGROPHILE, cultivateur.

Jeudi 13 décembre 1883
On nous écrit des bords de la Moderbach près de Puttelange :
Monsieur le rédacteur,
Les lettres sur l'agriculture, publiées dans le Lorrain, par le judicieux Agrophile de Courcelles-Chaussy nous montrent la crise agricole en notre belle Lorraine sous son véritable aspect, - son raisonnement est clair, plein de bon sens et de vérité, - on sent que ce n'est pas un agronome de cabinet, mais un homme qui cultive, un homme du métier.
Aujourd'hui, il ne peut y avoir de doute, l'agriculture, délaissée en haut lieu, marche à sa ruine si des traités ne viennent mettre une juste borne à l'invasion des blés d'Amérique.
Depuis quatre années, que de cultures abandonnées, de petits cultivateurs à moitié ruinés, ou ruinés tout à fait !
Dans ces derniers mois, sous la pression énorme des froments étrangers, malgré le triste rendement des récoltes, - l'hectare donne à peine 10-12 hectolitres - le blé vient de subir une nouvelle baisse de deux francs ; il ne se vend plus dans nos contrées qu'à 24 francs les 100 kilos.
Oui, il est vrai de dire que le blé, la grande ressource du cultivateur ne se vend plus. Mais on nous crie de toutes parts, convertissez vos champs en herbages, établissez des pâturages, adonnez-vous à l'élevage des bêtes à corne ; - à d'autres temps, d'autres cultures. -
Voici ma réponse :
« La culture étant triennale en Lorraine, il faudrait au moins trois années et plus encore pour achever de bouleverser nos champs - mais durant cet espace de temps, en présence de l'éclat actuel des choses, le cultivateur verra vendre ses terres et prairies.
Il y a des champs qui ne s'accommodent pas de la culture des trèfles, luzerne, sainfoin, d'autres rapportent beaucoup plus à être cultivés.
Où trouver les fonds nécessaires à l'achat des bêtes à cornes ? La poche des cultivateurs étant vide, il faudrait emprunter ; mais emprunter dans les temps actuels, tous les cultivateurs le savent, c'est se ruiner.
Cette nouvelle méthode de culture est-elle basée sur l'expérience ? est-il vrai que les résultats en seront aussi avantageux ? Il est un principe général en fait de cultures, c'est de marcher lentement et sûrement, de peur de s'en repentir et d'être le principe de sa perte, -la prudence exige donc de ne pas aller aux innovations sur d'aussi vastes échelles, - mais de s'en tenir plutôt à l'ancienne méthode de culture de nos ancêtres. Ce n'est donc pas en changeant l'état de culture que s'améliorera notre sort, mais bien plutôt en imposant un impôt juste et raisonnable sur les blés étrangers. Nous prions tous les cultivateurs de s'unir et de demander en haut lieu, et de ne cesser de demander, jusqu'à ce qu'il soit fait droit à leurs justes plaintes. » Votre abonné, ISIDORE.

Samedi 15 décembre 1883
On nous écrit des environs de Metz, le 12 décembre :
J'habite dans la plaine de Thionville, une de ces localités où le colza autrefois était en grand honneur ; je suis donc l'un de ceux qui ont le plus souffert de l'importation du pétrole et du libre échange. - Pourquoi donc, me demanderez-vous ? - La raison en est bien simple, et plusieurs cultivateurs de différents pays l'ont déjà formulée dans votre estimable journal. C'est que le colza ne se vend plus que la moitié de son prix d'autrefois ; et le prix du blé reste stationnaire, même dans les années mauvaises ; et cependant dans nos contrées, en raison même des anciens produits de la terre, nous payons 80 fr. l'hectare et même plus. Si donc ceux qui n'ont jamais cultivé le colza, et qui ne payent que 30, 40 ou 50 fr. l'hectare, sont déjà autorisés a se plaindre, avouez que nous sommes encore plus dignes de compassion.
L'année actuelle est médiocre, pour ne pas dire mauvaise ; combien de quintaux au prix de dérisoire de 25 fr. ne nous faudra-t-il pas conduire au marché de Metz, pour payer les frais de culture, de semailles, de main-d'œuvre ! Par exemple, voici Noël qui approche, c'est effrayant ! il me faudra pour payer mes domestiques et servantes un wagon de 100 quintaux de blé, et cela peut-être ne suffira pas encore. - Je n'ai guère que du blé à vendre, j'en ai bien peu, et je ne le vends pas à un prix convenable ; que voulez-vous donc alors que l'on fasse ? Comment se tirer d'affaire ? Et puis avec Noël, voici à payer le canon de 80 fr. l'hectare ! Voici qu'il faut prendre dans sa poche, entamer son patrimoine, ou sinon arrivera bientôt une saisie, ou une déclaration de faillite ; - voici donc qu'il faut se ruiner, ou, comme on dit dans notre pays, se manger ! ! -
Les vignerons, a-t-on dit ou écrit quelque part, ne se plaignent pas autant que nous autres cultivateurs. – Eh ! grand Dieu ! vignerons, mes amis, de quoi auriez-vous donc à vous plaindre, si ce n'est de ce que vous vendez vos vins trois fois plus cher qu'autrefois. Il me souvient du fameux 65 qui se vendait sur le pied de 20 fr. l'hectolitre ; eh bien ! si aujourd'hui l'on faisait une récolte semblable à celle de cette merveilleuse année, ou même une récolte trois fois et quatre fois plus abondante, l'on trouverait quantité d'acquéreurs à 60 et 70 fr. l'hectolitre.
Donc, sans être aucunement jaloux, braves propriétaires de vignes, laissez-moi vous dire : Ne vous plaignez pas trop ! Vous êtes les enfants gâtés de saint Vincent, votre grand patron. L'on raconte que depuis longtemps, sans doute, il dormait ; mais vous avez tant et si bien balancé vos cloches en son honneur, vous lui avez chanté tant et de si beaux cantiques qu'un jour enfin il s'est réveillé de son profond sommeil. Saint Vincent se lève donc, il met ses grandes et belles bottes, s'en va hardiment pour Berlin, prend place au Parlement, sollicite et obtient du coup l'impôt sur les vins étrangers. Il revient au pays de Lorraine joyeux et triomphant, apportant la bonne nouvelle à tous les vignerons ; ses fidèles amis. Depuis ce jour-là, on célébra sa fête avec plus de zèle et de faveur ; aussi, saint Vincent, piqué d'honneur, et désireux de se remettre tout à fait en bonne intelligence avec saint Marc, retourna de nouveau à Berlin, et sut obtenir de placer aux confins du pays une barrière quasi infranchissable pour les vins étrangers.
Et nous, pauvres cultivateurs, jusqu'à ce jour un peu délaissés, ne pourrions-nous pas trouver au ciel ou sur la terre, un patron un peu complaisant, qui veuille bien se mettre en route pour la capitale et faire pour nous ce que saint Vincent a si heureusement fait pour les vignerons ? D. F., cultivateur.

Mardi 18 décembre 1883
On nous écrit de Jouy-aux-Arches, le 10 décembre 1883 :
Monsieur le Directeur,
Je m'étais bien promis, j'avais presque juré, de ne plus m'occuper de cette question brûlante des droits à imposer ; serment d'ivrogne. C'est qu'aussi la dernière lettre de Monsieur Agrophile m'oblige, pour ainsi dire, à faire une dernière réponse à notre honorable contradicteur. Faisons comme lui, si nous pouvons, déblayons le terrain afin de nous bien reconnaître. Monsieur Agrophile est partisan de l'impôt sur les blés étrangers, et nous qui n'avons aucune prétention à être écouté, à jouer un rôle, nous sommes opposé à ce même impôt. Chose singulière, les lettres de notre contradicteur, loin de nous convertir, nous ont pleinement confirmé dans notre manière de voir, et c'est avec les armes que nous fournit notre adversaire que nous voulons essayer non de le convaincre, mais de le combattre.
Établissons que nos premières lettres ne visaient que le discours de Monsieur de Meixmoron, dans lequel discours il dit textuellement : « Je considère l'établissement de droits protecteurs comme la panacée universelle, qui guérira l'agriculture de tous ses maux ». Est-ce clair ? Est-ce bien clair ? Citons maintenant les propres paroles de notre honorable contradicteur. Voici d'abord le langage qu'il prête aux propriétaires. Cultivateurs, écoutez bien : « Nous ne trouvons plus à vendre, à peine pouvons-nous louer ; nous baissons nos prix, il le faut bien. » Je demande si ce n'est pas là le cri de détresse du propriétaire, le cultivateur y est bien étranger, n'est-ce pas ? Mais c'est exactement ce que nous avons entrepris de démontrer, et c'est vous-même qui vous chargez de ma justification ; nous allons plus loin, en disant que représenter cet impôt comme la panacée universelle, c'est se tromper, ou tromper les autres. Plus loin, nous lisons ceci : « Supposez que le loyer, monte de 5 fr. à l'hectare ou 500 fr. pour 100 hectares, et le blé de 5 fr. le sac, si la fermier en vend 300 sacs, il aura un bénéfice brut de 1500 fr. et de 1000 fr. nets. » A première vue, ce calcul parait juste, examinons. Peu de cultivateurs vendent 300 sacs de blé à l'année pour une ferme de 100 hectares. Le blé, dans une exploitation sagement conduite, ne devra représenter que la moitié de la récolte céréale, le seigle, l'orge, l'avoine, devront représenter l'autre moitié ; en 1883, leur produit a été supérieur à celui du blé ; d'après le rapport de Monsieur Baral, et ces céréales n'ont point de concurrence à redouter sur nos marchés. En outre, Monsieur Agrophile, admet une hausse de 5 fr., ce qui est peu, mais n'oublions pas, insistons même sur ce point que pour obtenir cette hausse, il faudra un impôt d'au moins 10 fr. Croyez-vous qu'un seul gouvernement en Europe consente à établir un pareil impôt. Tandis que si notre fermier obtient une baisse de 5 fr. à l'hectare ou 500 fr. pour 100 hectares. Cette somme lui est assurée pour toute la durée de son bail.
Autre citation : « Travaillons de toutes nos forces à entraver le mouvement de baisse si universellement fatal ; fatal aux propriétaires, fatal aux fermiers, fatal aux industriels, fatal aux ouvriers eux-mêmes, fatal à tous ». Voilà qui est bien explicite ; par le fait de l'impôt, le prix du pain augmente et cette augmentation sera profitable aux industriels, aux ouvriers eux-mêmes, à tous. Nous disons ici en toute humilité, nous ne comprenons pas, nous ne comprenons plus. Mais, si, comme le pense M. Agrophile, ce résultat si désirable devait être obtenu avec l'impôt, je n'hésiterais pas à dire, voilà que je suis avec vous de tout mon cœur jusqu'à la consommation de mes jours, je crains bien de mourir avant de l'avoir vu. - Jetons un coup d'œil rapide sur la dernière lettre de M. Agrophile, pour ne pas nous exposer à des redites. Arrivons au dernier passage.
Dans une lettre précédente nous avons dit : Les signerons font aussi de mauvaises récoltes, ils ne se plaignent pas, et personne ne s'occupe d'eux. A ceci, notre contradicteur répond : « Imposez donc ne serait-ce que 1 0 f r. 50 chaque quintal de blé étranger, comme on impose 37 fr. 50 sur chaque hectolitre de vin, et vous verrez que les cultivateurs ne se plaindront plus. Cet impôt n'est pas comme vous le dites de 37, 50 à l'hectolitre, nous croyons qu'il n'est que de 25 fr. les 100 kg. C'est assez, c'est trop, mais les vignerons n'y sont pour rien, l'établissement de cet impôt est plutôt une mesure fiscale qu'une loi de protection. J'étonnerai peut-être bien M. Agrophile si je lui dis que le vin de 82 se vend dans les villages français de la frontière 14 fr. la hotte, tandis que dans tout notre voisinage et ici il est offert à 10 fr., j'en préviens les lecteurs du Lorrain qui l'ignoraient, n'est ce pas quelque chose d'incompréhensible. Quant aux vins du Midi, d'Italie, d'Espagne, ils sont tellement indispensables pour toutes les fabrications que l'impôt fût-il doublé, il en faudrait toujours. Et l'alcool qui est moins cher que le vin potable, ne fait-il pas une terrible concurrence au vin ? Tout le pays est infesté de fabriques de vin dont le jus de raisins est exclu. Un autre résultat naturel de l'impôt, c'est que le prix des vignes a doublé. Il y a quelques jours, à Ars-sur-Moselle, une vente de vignes a eu lieu aux enchères publiques, voici quelques prix que j'ai notés : 10 ares 58 à M. Amard pour 1760 fr., 4 ares 75 à M. Locillot 1080 fr., à un autre 3 ares 14 pour 690 fr., auquel prix il faut ajouter 15 % de frais. La main-d'œuvre coûte à Ars 10 fr. de l'are, et environ 10 fr. de frais généraux. Croyez-vous qu'il serait possible de cultiver ces vignes avec bénéfice si le vin se vendait comme autrefois 5 ou 6 fr. la hotte. L'équilibre sera toujours rompu, et l'homme travaille sans cesse à le rétablir. Arrêtons-nous. C'est assez. C'est fini.
Merci au Lorrain trop complaisant, aux lecteurs qui m'ont lu, s'il en est, et a mon honorable contradicteur qui s'est donné la peine de me réfuter. RONJON.

Jeudi 20 décembre 1883
On nous écrit de la campagne :
J'ai lu dans votre estimable journal une controverse très amicale et très sérieuse entre M. Agrophile et un M. Ronjon. Avant que cette discussion finisse, je voudrais vous dire mon petit mot.
M. Agrophile est tout plein de bonnes raisons. Son impôt sur le blé étranger est assurément pour la production indigène un excellent avantage. Mais je crois que M. Roujon a dû, ou aurait pu lui dire que cet impôt, s'il est quelque peu sérieux, fera l'affaire du propriétaire plutôt que du cultivateur : celui-ci sera augmenté en proportion de l'avantage que lui fera l'impôt. Il n'est pas supposable, en effet, que les propriétaires, à qui les fermes actuellement rapportent peu, ne profilent pas d'une pareille circonstance pour demander davantage. Oui, cet impôt fera l'affaire du cultivateur, mais de celui seulement qui cultive son bien.
Le cultivateur demande protection, c'est assurément son droit, et du reste il représente une classe bien sympathique de travailleurs. Mais beaucoup d'ouvriers modernes qui aiment le pain à bon marché, n'ont-ils pas les mêmes plaintes à élever, la même protection à invoquer ? Il est certain que les conditions du travail ont terriblement changé, et que la mécanique fait à bien des métiers une concurrence qui les ruine.
Je connais un bon tailleur qui sait bien son métier et qui faisait autrefois de bonnes affaires. Depuis que les maisons de confection ont fait invasion partout, il n'est plus occupé qu'à remettre des pièces aux vieux habits.
Je connais un forgeron qui travaillait pour tout le canton : maintenant on vient à Metz, chez le quincaillier, pour tous les articles.
Si le forgeron veut aller à la journée chez le cultivateur, celui-ci le remercie : il a des mécaniques.
Moi qui vous parle, j'ai été longtemps ébéniste : maintenant j'ai là pour des centaines de francs d'outils qui ne servent plus à rien. Tout se fait à l'emporte-pièce. Le métier du véritable ouvrier ne va plus.
M. Agrophile me répondra certainement qu'il n'y peut rien. Nous non plus, et nous ne pouvons que gémir, tout en désirant que le pain n'augmente pas.
Je crois que cela suffit à prouver que tout le monde, par le temps qui court, a besoin de protection.
Je ne vois pas de difficulté à ce que le blé étranger soit imposé, mais à condition qu'on impose aussi la mécanique et l'usage qui en est fait. On impose bien les alambics. Je ne sais pas si je suis un original, mais je crois que j'ai aussi mes idées.
Votre lecteur, Jean LÉTAU, ancien ébéniste.

| Retour page "Abbé Laurent" | Haut de page | Page suivante |

raconte-moi-woippy Retour menu