LE SOUVENIR FRANCAIS - N° 386 - 1er trimestre 1987. DANS LA CÔTE-D'OR L'INVASION DE LA CÔTE-D'OR ET LA PRISE DE DIJON (1870) Le 2 septembre 1870, Napoléon III, voulant éviter une perte de sang inutile, se rend dans Sedan encerclé. C'est la chute du Second Empire et l'avènement de la troisième République. C'est aussi la Commune et ses luttes fratricides. Deux mois plus tard, le 27 octobre, sans raison militaire valable, Bazaine capitule sans combat, avec 173 000 hommes, donnant au monde le spectacle de la plus étrange capitulation d'une place de premier ordre, et libérant du même coup les armées prussiennes qui déferlent alors sur Paris, retardées sporadiquement par des actions héroïques, mais hélas de trop peu d'envergure. Le 17 octobre, une dépêche annonçait que les Allemands, ayant franchi les Vosges par deux cols, marchaient sur Vesoul, occupaient Saux à 25 km à l'est, et Fougerolles au-delà de Luxeuil, et s'avançaient en Côte-d'Or, l'un des premiers départements où ils rencontraient de nouvelles forces composées de francs-tireurs de tout nom et de tous pays, de gardes nationaux et de mobilisés. En moins de trois mois, ce département avait fourni plus de 40 000 hommes ; il en restait 7 000 environ lorsque les opérations militaires s'engagent. Courageux, plein d'ardeur, mais mal armés et par suite impuissants, dépourvus des accessoires les plus indispensables ; sans chevaux ni bouches à feu, il était difficile de les opposer aux troupes allemandes avec la chance de succès que toute opération militaire exige. Le comité de défense, siégeant à Dijon, réunit des armes offertes par les habitants, des munitions, des approvisionnements et fit exécuter des travaux de défense consistant en coupures de routes au moyen de tranchées et d'abatis d'arbres sur les limites du département. Beaucoup de ces travaux furent très bien placés, exécutés avec rapidité et intelligence. Très peu furent utilisés, et au dire de l'ennemi, rien ne manquait à ces préparatifs qu'un plus grand nombre de soldats pour les défendre. Pendant ce temps, les gardes nationaux mobilisés s'exerçaient sous la direction d'anciens militaires. On a ri de ces préparatifs, disant que c'était inutile ; qu'il était impossible d'arrêter le flot de l'invasion, véritable inondation. Mais quand il s'agit de défendre ses foyers, ce qu'on a de plus cher au monde, tous les efforts sont sacrés, et, à quelque parti qu'on appartienne, c'est un devoir de rendre hommage au zèle patriotique des hommes qui les ont provoqués. A la nouvelle de nos désastres, un magnifique élan se produit ; toute la Côte-d'Or se lève ; ses mobiles se battent et se font tuer à Paris ses mobilisés se mettent en route pour marcher au Prussien. Ses gardes nationaux s'exercent et veillent ; les francs-tireurs s'en vont courir et fouiller les bois. La ville et les particuliers épuisent leurs épargnes pour subvenir aux frais d'une défense héroïque. Il était donc impossible de se dévouer pour le pays plus que le noble département de la Côte-d'Or ne l'a fait, et nos soldats qui ignoraient qu'ils couraient à la défaite ont, du moins, sauvé l'honneur. Le 20, on apprenait qu'un combat avait été livré à Pennessière, sur la route de Vesoul à Besançon. Les Allemands régnaient déjà en maîtres dans la Haute-Saône, et Gray était devenu le quartier général de Werder. Des reconnaissances nombreuses étaient faites entre la Saône et l'Ognon par un corps en formation à Dôle sous les ordres de Garibaldi, disposant d'à peine 4 000 hommes. Sans artillerie, il devait se borner à des escarmouches, ce qu'il fit avec succès. De Gray, les Allemands menaçaient Besançon. Ils pouvaient aussi chercher un passage pour descendre la vallée de la Saône vers Lyon, ou bien encore s'emparer de Langres afin de disposer du chemin de fer qui reliait les Vosges à Paris. Le docteur Lavalle, chargé par le général Cambriels du commandement de divers corps réunis à Dijon, environ 10 000 à 12 000 hommes, devait garder le cours de la Saône entre Essertenne et Saint-Jean-de-Losne. Un autre corps, de 6 000 hommes, composé de gardes mobiles de la Loire, de la Haute-Garonne et quelques compagnies franches, avait pour mission de défendre les abords du département, de Fontaine-Française à Grancey. Il était sous les ordres du colonel commandant la légion de gendarmerie. Le 23 octobre, il y eut plusieurs engagements entre Poyans et Nantilly, à 25 km de Pontailler, et la compagnie des volontaires de la Côte-d'Or s'y conduisit bravement. Le 26, par une marche de flanc très dangereuse, le premier bataillon des mobilisés de la Côte-d'Or quittait Poyans pour revenir à Essertenne. Rien de fâcheux ne survint. Les Allemands avançaient sur Dijon par deux routes ; celle de Fontaine-Française et celle d'Essertenne. Ils abordaient ce village au moment précis où les derniers rangs français effectuaient leur retraite sur Talmay. Le lendemain 27, les Allemands attaquent Talmay, grand village bâti presque tout entier sur la rive gauche de la Vingeanne, à 6 km de Pontailler, et sur le versant d'un côteau dont le relief ne dépasse pas quinze mètres ; c'est dire la position peu favorable à la défense. Mobiles de l'Isère et mobilisés de la Côte-d'Or, sous les ordres d'officiers énergiques, attendent l'ennemi, et dès le matin le combat s'engage. Au début de l'action, nos troupes font subir des pertes sensibles aux Allemands et les forcent à reculer. Mais après quelques heures d'une lutte acharnée, les ennemis reviennent plus nombreux ; la fusillade est intense, et malgré des prodiges de valeur, nos mobiles sont culbutés, faits prisonniers et ramenés à Talmay que le vainqueur occupe sans coup férir. Il est midi, la retraite est ordonnée. Aussitôt après l'affaire de Talmay, le premier bataillon des mobilisés de la Côte-d'Or se dirigea sur Jancigny, village déjà occupé par l'ennemi ainsi que les hauteurs. Les Allemands engagent le combat dès que le bataillon est à portée et, dans une position encore plus défavorable qu'à Talmay, nos mobilisés ripostent vivement au feu plongeant des Badois. Il fut impossible de résister longtemps. La supériorité de la position, le nombre, l'organisation et la discipline triomphèrent et déterminèrent une retraite précipitée sur Dijon. Trois compagnies de mobilisés se jetèrent sur la gauche, passant la Vingeanne, et gagnèrent la forêt de Mirebeau. Les autres se dirigèrent sur Talmay, occupé par l'ennemi ; elles y furent cernées et prises : 430 hommes furent faits prisonniers. Remises en ordre sous la direction du colonel d'état-major Bousquet, nos troupes firent un retour offensif contre Talmay où il ne restait que 300 à 400 Allemands, qui se retirèrent sans combat. L'objet de ce mouvement était de reprendre les prisonniers, mais ceux-ci avaient été rapidement dirigés sur Gray. On ne les revit pas, mais on ramena quelques blessés et plusieurs voitures chargées de fusils. Le corps envoyé à Fontaine-Française sous les ordres du colonel Deflandre, commandant la légion de gendarmerie, fut attaqué à Saint-Seine-sur-Vingeanne le même jour et malgré quelques moments d'une énergique résistance, les mobilisés de la Loire qui formaient le noyau du corps rentrent à Dijon, en même temps que les mobilisés échappés de Jancigny. Déjà, par de fortes contributions de guerre, en argent et en nature ; par l'arrestation d'otages ; par ses pillages et ses violences, la soldatesque victorieuse mais sans dignité faisait pressentir le caractère de la guerre qui commençait. Les forces réunies en Côte-d'Or furent confiées au colonel de gendarmerie baron Fauconnet, arrivé de Marseille le 27 octobre à 5 heures du matin. Il avait ordre de réoccuper Pontailler, et de couvrir Dijon en s'établissant à Arc-sur-Tille. Dès son arrivée, il avait prescrit la défense de Dijon, mais modifia son opinion après avoir reconnu les abords de la ville. Le Conseil de guerre jugea aussi une résistance contre l'artillerie impossible. Cependant, pressées par l'opinion, les autorités revinrent au parti de la défense et les forces parties dans la nuit pour Beaune reçurent l'ordre de revenir. Dans la nuit du 29 au 30 octobre, le colonel Fauconnet revint de Beaune à Dijon avec un bataillon de mobiles de l'Yonne, un détachement de la Lozère et de la Drôme, environ 150 francs-tireurs du Rhône et 1 060 hommes comprenant 160 Chasseurs à pied du bataillon parti d'Auxonne, de détachements des 71e et 90e régiments d'Infanterie, en tout, moins de 3 000 hommes. Dijon est particulièrement bien protégé à l'ouest par une suite de contreforts boisés, à versants rocheux, divisés par des vallées. Les mamelons de Fontaine, de Talant et de la Motte-Giron, sont détachés de cette chaîne et dominent la ville à environ 3 ou 4 km au nord-ouest et à l'est avec un relief de 150 à 170 m. Ils sont renforcés par la hauteur de Daix et la croupe de Hauteville à 3 km. Séparés par une longue et profonde dépression, il est permis de leur hauteur de voir le pays à une grande distance. S'emparer de la ville par l'ouest n'aurait donc lieu qu'avec des pertes considérables. La route de Beaune suit le pied des hauteurs de l'ouest qui constituent la Côte-d'Or proprement dite. Un corps ayant mission de s'établir dans la ville ne se présenterait que par l'est, c'est-à-dire les routes de Langres, Gray ou par le chemin de Mirande parallèle à la route d'Auxonne. Après les combats de Talmay et Jancigny, les Allemands marchent immédiatement sur Dijon. Le 30 octobre, au point du jour, 160 Chasseurs du 6e bataillon rejoignaient à Arc-sur-Tille 300 volontaires, francs-tireurs et gardes nationaux de Dijon, soutenus par l'infanterie et les gardes mobiles. Forts de deux brigades mixtes parties de Mirebeau et Talmay le matin, les Allemands arrivent à 9 h 30 à Magny-Saint-Médard sous les ordres du prince Guillaume de Bade et du général Keller. Ils sont aux avant-postes de Dijon. Une batterie d'avant-garde ouvre le feu contre Chaignot et Varois. C'est ensuite le tour de Couternon, puis Quétigny sur le versant allongé du mamelon situé à l'est de Dijon. La résistance est difficile. Par sa bravoure et la justesse de son tir la compagnie de Chasseurs inflige aux Allemands des pertes relativement importantes. Les abords de Quétigny sont énergiquement défendus, mais la cavalerie s'étendant sur les deux flancs et l'infanterie déployée, l'ennemi occupa bientôt Saint-Apollinaire. La position devenant des plus critiques et toute résistance efficace impossible, il fallut sauver l'honneur de la ville. On mit en avant les volontaires dans les fossés ; derrière eux les chasseurs se forment en tirailleurs. On voyait l'ennemi en groupes noirs s'avancer, se déployer en demi-cercle, étendre ses ailes et ses canons sur un front de 3 km. La fusillade siffle, bourdonne et la mitraille déchire l'air de ses coups de fouet ; les obus ronflants tombent dans la terre labourée et la font sauter en gerbes de boue. Mille Français, mille braves, sans un canon, sans un cheval, contre 6 000 hommes appuyés par deux batteries et de bonne cavalerie. On bat en retraite. D'arbre en arbre, de fossé en fossé. Les tas de pierres, les bornes volent en éclats. À mesure que l'on se rapproche de Dijon, le demi-cercle ennemi avance et allonge ses deux bras pour étreindre la ville. La bataille, des plus furieuse, s'était engagée sur une ligne partant de la route d'Auxonne, passant par Porte-Neuve, la route de Gray, jusqu'à la barrière de Langres. La première ligne allemande occupa la crête du mamelon.de Saint-Apollinaire ; y installa une batterie qui, de ses 36 pièces, battit la lisière de Dijon qui opposait un feu nourri aux troupes marchant contre elle. Couverte par la cavalerie, l'artillerie allemande tonnait de tous côtés et maltraitait la ville. Toute la brigade des grenadiers-gardes du corps Badois fut engagée sur deux lignes, renforcée par la 3e brigade, la résistance étant des plus vives. Au sud-est, entre Mirande et la route d'Auxonne, le combat fut des plus sérieux. Là, une ligne française de Tirailleurs essaya bravement de faire taire la batterie placée au sud de Montmuzard. Les Chasseurs du 6e bataillon y ont, toute la journée, déployé la plus grande valeur ; avec eux, les francs-tireurs du Rhône, de la Côte-d'Or, des gardes nationaux et des soldats d'infanterie. Les fermes de la Boudronnée et de la Maladière subirent de très violents assauts pour être finalement emportées à la baïonnette. Des barricades sont dressées. Celle de la rue Jeannin restera légendaire par le dévouement de Sœur Saint-Vincent et de Marie Bertaux, qui devaient s'y illustrer. Un corps-à-corps sanglant opposa les Badois aux troupes de ligne et aux mobiles, auxquels s'étaient joints les Garibaldiens. C'est sur la défense naturelle du Suzon que devait tomber héroïquement le colonel Fauconnet, commandant suprême des troupes. Mortellement blessé, il apprenait sa nomination au grade de général, par une dépêche officielle. Le combat est d'une extrême violence après l'arrivée de puissants renforts allemands. Que d'actions d'éclat, que de morts héroïques ! Barricade après barricade, rue par rue, sous un bombardement intense où rien n'est respecté : ni églises, ni monuments, même les ambulances où pourtant flottait le drapeau de la Convention de Genève. À la nuit, sous la lueur des incendies allumés par l'ennemi, la ville envoya des parlementaires. C'est alors que le cercle de fer et de feu se retira à 3 km et alla camper à Saint-Apollinaire où le lendemain 31 octobre à 10 heures, une convention fut signée entre la délégation de la municipalité de Dijon et le général de Beyer. Un cautionnement de 500 000 francs à verser dans les 48 heures, et l'entretien d'un corps de 20 000 hommes ; c'était lourd, mais supportable. Dijon, par sa défense, avait sauvegardé l'honneur qui lui évitait d'être traitée en ville conquise. Côté français, 560 tués et blessés jonchaient le champ de bataille. Les Badois, qui dénombraient 245 tués et 318 blessés, entraient dans Dijon vers 3 heures de l'après-midi. 15 000 hommes, 2 000 chevaux, 60 canons, de beaux bataillons bien rangés, marchant en tapant du talon, beaux et longs fusils, casques de cuir à paratonnerre de laiton bien astiqués ; soldats courts et vigoureux ! Voilà ce qu'on avait donné pour quelques uhlans en maraude. Le mardi 1er, novembre, dans une cité en deuil, eurent lieu les funérailles du général Fauconnet et des glorieux défenseurs de la ville. Un régiment Badois, musique en tête, rendit les derniers honneurs. Camille BAILLY - Histoires de la guerre de 1870-1871 dans la Côte-d'Or, Gaudelette, Dijon. - La Bourgogne pendant la guerre et l'occupation allemande (1870-1871), d'après la Gazette officielle de KarlsruheÀ, traduction du Dr Louis Marchand, Dijon, 1875. La Côte-d'Or, fleuron de la Bourgogne, avait été cruellement frappée. Sur 717 communes, 638 avaient eu la douleur de connaître l'invasion, selon les impératifs de l'article 3 du texte des préliminaires de paix. Le monument aux Morts de la guerre de 1870 de Fontaine-lès-Dijon
LE SOUVENIR FRANCAIS - N° 393 - 4e trimestre 1988. Lieu de mémoire S'il est à Paris un haut lieu où depuis deux siècles sont venus se marquer les gloires et les malheurs de la France, c'est bien la place de l'Étoile-Charles-de-Gaulle, complétée par l'avenue des Champs-Élysées qui la relie au Louvre et l'avenue de la Grande-Armée et l'avenue de Neuilly qui mènent au Rond-Point de la Défense, actuellement encore en travaux. Cette ligne directe du Louvre à la Défense crée une perspective grandiose dont peu de villes peuvent se vanter d'en avoir une semblable. Mais c'est surtout le cœur de cette perspective, l'Etoile-Charles-de-Gaulle, qui constitue un « lieu de mémoire » suivant une expression récente et qui mérite qu'en soit fait l'historique. Quand au XVIIe Le Nôtre traça le jardin des Tuileries, il en prolongea l'allée centrale par une trouée dans une région broussailleuse et maraîchère située au-delà de l'enceinte de Louis XIII et il planta des ormes sur les bords de cette trouée. En 1710, un pont de pierre couvrit le grand égout au niveau de la rue Marbœuf et permit de continuer la trouée jusqu'en haut de la colline du Roule. En 1730, la colline du Roule s'appelait déjà l'Étoile de Chaillot, car plusieurs allées s'y croisaient. Le mur des Fermiers Généraux la contourna par l'est, mais l'avenue même était peu sûre et restait décrite sous Louis XVI comme « une zone torride ou glaciale, un champ de boue ou de poussière au terrain rude et inégal disloquant les plus solides carrosses ». Cette zone inhabitée était obscure la nuit et dangereuse, si bien qu'en 1777 un poste de Suisses fut installé au niveau de la barrière de Chaillot (au niveau du 73 actuel). Le marquis de Marigny, frère de Madame de Pompadour et surintendant des bâtiments du roi, fit commencer le nivellement de la butte en 1770 sur proposition d'Ange Gabriel, inspecteur des bâtiments du roi. L'objectif était que le chemin fût d'une égale pente de la place Louis XV - maintenant de la Concorde - jusqu'au pont de Neuilly. C'était une partie d'un programme qui sera poursuivi sous Louis XVI par la création à leur largeur actuelle des Avenues maintenant appelées des Champs-Élysées et de la Grande-Armée. On n'avait pas peur de voir grand à l'époque. Les travaux d'écrêtement furent effectués de 1768 à 1774 sous la direction de Perronnet. Il y employa tous les pauvres valides de Paris qui furent payés 15 sous par jour et un peu augmentés en 1772 « afin de ne point faire crier ». Le résultat de ces travaux fut d'abaisser de 5 mètres le sommet de la colline et les terres enlevées vinrent remblayer les Champs-Élysées et les pentes de nos rues Balzac et Washington. Vers la même époque, l'habitat commença à se développer sur la partie nord de l'Avenue et dans la rue du Faubourg Saint-Honoré - progressant peu à peu d'est en ouest de 1753 à 1773. Ce fut le cas de l'actuel palais de l'Élysée, construit vers 1718 pour le comte d'Evreux, puis acheté par la marquise de Pompadour. En 1779, sur les bords de l'avenue, elle-même dénommée « avenue des Thuilleries » puis de la Grille Royale, s'installèrent des jeux de paume et de boules, des limonadiers et des restaurateurs qui attiraient une clientèle de gardes françaises ou suisses et de filles, clientèle pour laquelle l'ivresse était mauvaise conseillère, comme souvent dans ce genre d'établissements. En même temps, de 1757 à 1772, Gabriel aménageait la place Louis XV autour d'une statue du roi, dévoilée en 1763, place octogonale cernée de fossés franchis par six ponts de pierres. Après 1790, la Révolution abattra la statue de Louis XV et installera les chevaux de Marly et les statues des grandes villes de France. Enfin, en 1831, Louis Philippe fit ériger au centre l'obélisque de Louqsor offert par Mehemet Ali. En 1787, la barrière d'octroi, dite barrière de Chaillot, fut transférée dans deux bâtiments construits par Ledoux à hauteur du débouché de nos rues de Tilsitt et de Presbourg qui restèrent là jusqu'en 1860. La place de l'Étoile devint circulaire au moment des travaux d'aplanissement. Cinq voies rayonnaient alors de la place : la route de Paris à Neuilly (nos avenues des Champs-Élysées et de la Grande-Armée) ; deux chemins de ronde extérieurs au mur d'octroi (nos avenues Kléber et de Wagram) ; l'avenue dénommée en 1806 de l'Impératrice (notre avenue Foch). Mais la place au sommet de la colline du Roule n'avait aucun cachet et le problème se posait de la mettre en valeur. En 1758, l'ingénieur Ribart de Chamoust proposa d'y dresser un éléphant triomphal surmonté d'une statue de Louis XV. Vers 1774, Gabriel et Perronnet proposèrent de construire un grand obélisque de marbre blanc. En 1798, le ministère de l'Intérieur mit au concours la décoration de la place et en janvier 1799, 13 projets lui étaient soumis dont aucun ne fut retenu. Finalement en 1806, après Austerlitz, Napoléon décida d'élever là un arc de triomphe colossal en l'honneur des victoires des armées françaises. Le projet de Chalgrin fut retenu et la première pierre posée le 15 août 1806. Mais le sol calcaire n'offrait aucune garantie de solidité pour une telle masse. Il fallut établir à 8 mètres de profondeur un sol factice de pierres de taille sur une superficie de 54 m x 27 m et ces travaux de fondation durèrent deux ans. Personne n'imaginait quel serait l'effet obtenu quand l'ensemble serait terminé. Aussi, on profita de l'entrée solennelle de Marie-Louise à Paris le 2 avril 1810 pour dresser une maquette grandeur nature du monument en toile peinte posée sur une charpente. Mais an disposait de peu de temps et les charpentiers normalement payés 4 francs par jour réclamèrent 9, puis 18, puis 24 francs, ce qui leur valut d'être réquisitionnés et de n'être finalement payés que 4 francs. Mais tout fut prêt à temps et l'effet jugé saisissant. Toutefois, l'Empire voyant les difficultés extérieures s'amonceler devant lui, Napoléon commençait à se désintéresser du projet. La mort de Chalgrin le 20 janvier 1811 n'arrangea pas les choses et le retour des Bourbons encore moins. Mais l'Arc de Triomphe restait à 5 ou 6 mètres de hauteur et Louis XVIII, s'il fit enlever les échafaudages, ne le fit pas raser. Mieux même, le 9 octobre 1823, il ordonna la reprise des travaux : l'Arc de Triomphe devait glorifier les armées victorieuses en Espagne. Successivement Goust, Huyot et Blouet prirent la direction des travaux, mais sans hâte : les Parisiens, toujours moqueurs, parlaient de « l'unique maçon de l'Arc de Triomphe ». En 1830, un désespéré trompa la surveillance du chantier et se jeta du haut de l'arc : il avait donc quand même grandi. Finalement, la maçonnerie fut enfin terminée en 1831 et en 1833 Thiers répartit entre les sculpteurs de l'époque les commandes de sculptures quii devaient être consacrées à la gloire des armées de la Révolution et l'Empire et non plus seulement de la guerre d'Espagne. Reçurent ainsi des commandes : Rude (le départ de 1792 dit « la Marseillaise »), Etex (« la Résistance » et « la Paix »), Cortot (« le Triomphe de 1810 »), Pradier (« les Renommées »), Feuchères, Gechter, Marochetti, Chaponnière, Lemaire, Seurre, Brun, Jacquot, Laitier, Caillouette se partageant les frises et les bas-reliefs. Enfin, pour éviter la nudité des surfaces planes entre les sculptures, on décida en 1836 d'y graver les noms des généraux et des batailles de l'Empire. Mais l'établissement de ces listes fut ardu et donna lieu a de nombreuses controverses dont les dernières ne furent réglées qu'en 1895. En particulier, Victor Hugo écrivit en 1837 un poème « A l'Arc de Triomphe » dédié à son père, précisant tous ses titres puis ajoutant « Non inscrit à l'Arc de Triomphe ». En tout actuellement, 660 généraux et 128 batailles figurent sur ces listes. Le 29 juillet 1836, Louis Philippe inaugura l'Arc de Triomphe tel qu'il était, c'est-à-dire sans couronnement. De nombreux essais de couronnement ont été faits : - En 1838, un char de triomphe, traîné par 6 chevaux ; - En 1842, une effigie de l'Empereur, campé sur un amas d'armes ; - Et d'autres suggestions ou essais infructueux : une grande étoile, une couronne, un aigle gigantesque, une statue de la Liberté, Napoléon debout sur le globe terrestre, l'éléphant de la Bastille. - Finalement, pour les funérailles de Victor Hugo en 1885, on essaya un quadrige. Tout cela n'eut pas de suite et l'Arc de Triomphe a toujours son sommet plat sans couronnement. Il est amusant de citer quelques chiffres : la construction a coûté 9 303 507,79 F. L'ensemble mesure 50 mètres de haut et 45 mètres de large. A l'intérieur, des salles ont été aménagées où a été installé un musée. II est même possible de monter sur la plate-forme toujours non couronnée. En 1857, sept nouvelles avenues rayonnant à partir de l'Arc de Triomphe furent ouvertes et reçurent des noms issus des gloires impériales : Friedland, Reine Hortcnse (devenue Hoche), Roi Jérome (devenue Mac Mahon), Essling (devenue Carnot), Eylau (devenue Victor Hugo), Iéna et Joséphine (devenue Marceau}. Ainsi, douze avenues convergeaient. Alors une place de 240 mètres de diamètre autour de laquelle Hittorf édifia en 1858 douze hôtels d'architecture semblable et ne dépassant pas 16 mètres de haut. Haussmann jugea ces immeubles trop bas pour être en harmonie avec les proportions de la place et fit planter des massifs d'arbres pour les masquer. Et c'est en 1863 que la place reprit le nom de Place de l'Etoile. Dans le même temps, tout le long de l'avenue des Champs-Elysées, depuis 1840, se sont édifiés de nombreux hôtels créant de nouveaux quartiers (Marbeuf et Beaujon par exemple) qui au second Empire donnèrent à l'avenue tout son éclat et en firent la demeure de tout le monde élégant : Hôtels de la comtesse Le Hon, du duc de Morny, de la Païva par exemple. De nombreuses personnalités ont habité les immeubles de cette avenue sous le second Empire et la 3e République avant qu'elle ne soit envahie depuis une cinquantaine d'années par les commerces de luxe et les cinémas de toutes sortes. C'est ainsi que progressivement s'est constitué cet ensemble qui assure une vue perspective des Tuileries à l'Arc de Triomphe et même au-delà et, depuis deux siècles environ, est le théâtre naturel des événements marquants de l'histoire de France. La Révolution a inauguré les défilés sur les Champs-Elysées pour éviter le centre de Paris trop marqué par les souvenirs royaux. Le 5 octobre 1789, c'est le cortège de 7 à 8 000 mégères conduites par Théroigne de Méricourt et Reine Audu pour aller à Versailles chercher du pain. Elles étaient suivies par des milliers d'hommes, chômeurs ou gens sans aveu, puis par la garde nationale. Le roi, prévenu du départ de cette foule bien que disposant de troupes sûres, se refusa à les faire intervenir. Vers 18 heures, le château était assiégé par la foule qui bivouaqua sur place. Le 6 au matin, les grilles furent forcées, des gardes du corps assassinés et les émeutiers pénétrèrent jusqu'à la chambre de la Reine. Dans la matinée, le roi céda et décida de revenir à Paris aux Tuileries. L'itinéraire passait encore par l'avenue des Champs-Elysées qui vit ainsi la voiture royale escortée par la foule qui criait : « Nous ramenons le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron », mais aussi par les bandits qui portaient au bout de leurs piques les têtes des vingt gardes du corps égorgés le matin. Il était 11 heures du soir à l'arrivée aux Tuileries et le roi était devenu l'otage du peuple de Paris. Le 25 juin 1791, c'est par le même chemin que la famille royale revint aux Tuileries après la fuite à Varennes. La garde nationale alignée le long des Champs-Elysées faisait la haie la crosse en l'air et des placards avertissaient les passants : « Celui qui applaudira le Roi sera bâtonné, celui qui l'insultera sera pendu ». La suite de l'histoire de la Révolution se cantonna sur la place de la Révolution (maintenant place de la Concorde) où sévit la guillotine et c'est là que Louis XVI marcha à l'échafaud le 21 janvier 1793. Dès la fin de la Terreur, les alentours des Champs-Elysées virent revenir les voitures et cavaliers en une sorte de cavalcade pour se rendre pendant la semaine sainte en pèlerinage à l'abbaye de Longchamp comme c'était l'habitude avant 1789. Mais on vit aussi le retour des filles, des fripons, des joueurs de bonneteau et le restaurant Ledoyen commença à devenir à la mode. Le soir du sacre de l'Empereur en 1804, Lebon, inventeur du gaz d'éclairage, fut assassiné dans un fourré obscur. Le 2 avril 1810, comme déjà dit, Marie-Louise, la nouvelle impératrice, rit son entrée dans Paris par les Champs-Elysées après être passée sous une maquette de bois et de toile de l'Arc de Triomphe. Ce fut aussi par ce chemin en sens inverse, mais sans pompe, que le 29 mars 1814, elle quitta Paris pour fuir l'invasion. Le surlendemain, pour célébrer leur victoire, les troupes alliées défilèrent sur les Champs-Elysées devant le Tsar Alexandre, le Roi Guillaume de Prusse et le Prince Schwartrenberg représentant l'Empereur d'Autriche. Le soir même, les cosaques y bivouaquèrent, provoquant de nombreux dégâts, leurs chevaux allant même jusqu'à brouter l'écorce des arbres. Ils furent remplacés du 7 juillet 1815 au 1er janvier 1816 par les troupes anglaises qui ne firent d'ailleurs pas moins de dégâts et en 1817, il fallut entamer de grands travaux de remise en état. La campagne victorieuse du duc d'Angoulême en Espagne donna idée à Louis XVIII d'utiliser le site grandiose pour la gloire de ses armes et c'est ainsi que le 2 décembre 1823 les troupes victorieuses défilèrent sous l'Arc de Triomphe derrière le prince, fils du futur Charles X. En 1828, la cession par l'Etat de l'avenue à la ville de Paris est le signal d'aménagements nouveaux et d'embellissements : trottoirs, contre-allées, éclairage et création d'établissements publics de loisirs. Le 4 juillet 1837, le duc Ferdinand d'Orléans, fils et héritier de Louis-Philippe, fit, par l'Arc de Triomphe et l'avenue des Champs-Elysées, une entrée solennelle dans Paris avec la princesse Hélène de Mecklembourg qu'il venait d'épouser le 30 mai précédent. Mais, 5 ans plus tard, le 3 août 1842, c'est la dépouille mortelle du même duc qui fit une halte sous la voûte après son accident mortel en allant à Neuilly saluer sa mère : le cheval de sa voiture s'étant emballé, il fut jeté à terre sur les pavés de la « route de la Révolte » près de l'actuelle porte des Ternes où fut édifiée en sa mémoire l'actuelle chapelle Notre-Dame de la Compassion (1). ______________________________ (1) Qui fut déplacée de quelques mètres pour la construction du boulevard périphérique. Mais, entre ces deux dates, a eu lieu le retour des cendres de Napoléon. Une expédition avait été, sous le commandement du Prince de Joinville, rechercher à Sainte-Hélène le cercueil de Napoléon et elle rejoignit Paris le 15 décembre 1840. Un cortège imposant accompagna le cercueil de l'Arc de Triomphe où il avait Lait halte jusqu'aux Invalides où devait avoir lieu l'inhumation définitive. 100 000 Parisiens s'étaient déplacés malgré un froid intense pour rendre à l'Empereur un dernier hommage. Ce fut là l'une des premières grandes cérémonies nationales à prendre place dans cet ensemble urbain de grande allure. Le second Empire n'a pas donné lieu à souvenir particulier dans ces hauts lieux mais les séquelles de sa chute se firent sentir : la Commune de Paris entreposa de la poudre à canon dans l'Arc de Triomphe et y installa 5 pièces d'artillerie. Il était normal que les Versaillais en fassent un objectif de leur artillerie installé au Mont Valérien et les sculptures eurent à en souffrir : coût 100 000 francs du l'époque pour remise en état. Sous la IIIe République, une tradition se fit jour : au cours des funérailles de personnalités célèbres, faire faire une halte à leur cercueil sous la voûte de l'Arc de Triomphe. Sans être assuré d'être exhaustif, on peut retrouver ce rite pour les funérailles de Thiers en 1877, de Gambetta en 1882, de Victor Hugo en 1885, de Lazare Carnot en 1889, de Mac Mahon en 1893, de Sadi Carnot en 1894, de Foch en 1929, de Joffre en 1931, de Leclerc en 1947, de de Lattre en 1952, Il en fut de même lorsque le corps de Lyautey fut rapatrié du Maroc. En dehors de ces célébrations funèbres quasi rituelles, la fin de la guerre mondiale amena, le 14 juillet 1919, le défilé de la Victoire avec en tête les maréchaux Joffre et Foch. Il faut noter que ce défilé fut un des premiers à donner lieu à un reportage cinématographique, ce qui nous paraît banal actuellement. Ce fut aussi l'occasion de compléter le site par la tombe du Soldat Inconnu. Les combattants avaient été très frappés par la dureté des épreuves subies et cherchaient comment en fixer la mémoire. Le 26 novembre 1916, au cours d'une cérémonie religieuse et patriotique, au cimetière de l'Est à Rennes, M. Francis Simon président local du « Souvenir Français » et de l'Escorte d'Honneur (1) déclarait dans son discours : « Pourquoi la France n'ouvrirait-elle pas les portes du Panthéon à l'un de ces combattants ignorés morts bravement pour la Patrie avec, pour inscription sur la pierre, deux mots « un soldat » et deux dates 1914-1917 ? Cette inhumation d'un simple soldat sous ce dôme où reposent tant de gloires et de génies serait comme un symbole et, de plus, un hommage rendu à l'Armée Française tout entière ! Et ils seront, ainsi, nos morts, entourés d'une atmosphère de gloire qu'entretiendra l'âme maternelle et reconnaissante de la France ». _______________________________ (1) Association locale fondée par M. Simon et se donnant pour tâche d'accompagner à leur dernière demeure les soldats morts dans les hôpitaux de Rennes. La réponse gouvernementale repoussa la chose à la fin des hostilités. L'idée fut reprise en 1918 puis en 1919 par les Anciens Combattants avec en tête l'écrivain Binet Valmer et André Paisant, député de Paris, et avec l'appui des journaux L'Intransigeant et Le Matin. Des discussions interminables s'élevèrent, la gauche politique s'opposant à une telle idée. Le 11 novembre 1919, premier anniversaire de l'armistice se passa pratiquement sans cérémonie anniversaire. Mais quelques jours plus tard, des députés firent adopter le principe d'une commémoration solennelle et annuelle de cet anniversaire. En 1920, le gouvernement voulait, à l'occasion du 11 novembre, célébrer le cinquantenaire de la République en déposant le cœur de Gambetta au Panthéon. Mais les Anciens Combattants reprirent l'idée du Soldat Inconnu. Au lieu du Panthéon, ils suggèrent alors l'Arc de Triomphe, ne voulant pas mêler leur camarade inconnu à un politicien comme Gambetta. Le vote d'une loi en ce sens à la Chambre des Députés le 8 novembre 1920 donne lieu à des palinodies peu dignes d'un tel sujet. Finalement la loi est votée et le 10 novembre à Verdun 8 cercueils anonymes sont présentés à un jeune soldat, Auguste Thin, qui en choisit un. Ce sera « L'Inconnu ». A minuit, le cercueil choisi est chargé dans un train spécial qui sera à Paris pour la grande cérémonie : à 10 h, fête républicaine au Panthéon où l'on dépose le cœur de Gambetta, puis transport du cercueil de l'Inconnu, sur un affut de canon, par la Concorde, les Champs-Elysées, jusqu'à l'Arc de Triomphe où il est déposé dans une chapelle ardente au 2e étage, sous les arches, dans une pièce qui ressemble à une casemate. Pendant deux ans, le Soldat Inconnu resta là, peu à peu oublié, jusqu'à ce que Gabriel Boissy, journaliste et poète, donne l'idée de la flamme « un feu qui soit la palpitation, la présence de son âme qui brûle comme un perpétuel souvenir de chacun de nous ». Et le 11 novembre 1923, devant le général Gouraud et Georges Perard, fondateur du Comité de la Flamme, André Maginot alluma le feu sacré. Pour que ce feu ne s'éteigne jamais, il fut convenu que tous les soirs à la nuit tombante, à tour de rôle, les Anciens Combattants viendront le ranimer. Et depuis cela se reproduisit tous les soirs : même le 14 juin 1940, aprés l'entrée des Allemands à Paris, 6 Anciens Combattants, drapeau déployé, vinrent ranimer la flamme avec derrière eux 30 soldats verts, casqués, au garde à vous, et un général allemand à genoux en prière. Et tous les jours pendant l'occupation la cérémonie se renouvela (1). _________________________________ (1) La revue du « Souvenir Français » a déjà fait mention des circonstances de mise en place de la flamme du Soldat Inconnu, Voir à ce sujet : - le n° 270 de 1958 article du général Zeller sur le gardien de la flamme ; - le n° 302 du lef trimestre 1966 où Pierre Chauleine raconte l'inhumation du Soldat Inconnu ; - le n° 322 du ler trimestre 1971 où le ministère des Anciens Combattants évoque le cinquantenaire de cette inhumation ; - le n° 341 du 4e trimestre 1975 : article de M. Marcel Bidault. Mais Hitler rêvait de connaître Paris et de s'y promener sans escorte bavardant avec le peuple comme à Berlin, disait-il. Toutefois, en attendant, il voulut prendre un premier contact, artistique pourrait-on dire, avec la ville dont il avait tant rêvé. C'est pourquoi, le 23 juin 1940, accompagné du sculpteur Arno Breker qui avait vécu plusieurs années à Paris et d'une petite escorte, il atterrit à 5 heures du matin au Bourget où des voitures attendent. Tout de suite les visiteurs partent pour Paris et commencent les visites de l'Opéra, puis de la Madeleine, avec commentaires architecturaux du Führer. Ensuite, c'est la remontée des Champs-Elysées, lentement pour bien jouir du paysage et faire déjà des projets d'aménagement. L'avenue est vide et à cette heure il n'y a encore personne sur les trottoirs. Au milieu de la remontée, Hitler fait arrêter la voiture et demande à Speer, ministre de l'Armement, de mesurer la largeur de l'avenue. En entendant le résultat, Hitler décide : « A Berlin, nous ferons une avenue triomphale de 5 à 6 mètres plus large ». A l'Arc de Triomphe, nouvel arrêt, contemplation de la perspective, puis nouveau départ pour la suite de la visite de Paris qui s'acheva à 8 h 15. Même si Hitler semble avoir été enthousiasmé par sa rapide visite, il devait craindre des manifestations de la part des Parisiens. Mais la roue a tourné et, le 25 août 1944, Paris était libéré par la 11e D.B. et dès le 26 le général de Gaulle, après avoir salué le Soldat Inconnu descendait l'avenue à pied au milieu de la foule enthousiaste. La sécurité était encore aléatoire comme l'ont prouvé les tirs intervenus peu après à Notre-Dame, mais nul n'y pensait tant la joie était grande. Près d'un an plus tard, le 18 juin 1945, le site vit encore un défilé de la Victoire après la libération totale du territoire. Après ces défilés glorieux ont repris sur les Champs-Elysées les traditionnels délités ordinaires du 14 juillet comme avant 1939. Enfin, un grand événement fut la grande manifestation du 30 mai 1968 où plus d'un million de Parisiens exprimèrent leur confiance renouvelée au général de Gaulle. Maintenant, l'ensemble Arc de Triomphe - Champs-Elysées constitue un lieu de mémoire de la France tout en restant au cœur de Paris un des quartiers commerçants les plus animés où les touristes sont assurés de voir les vitrines du commerce de luxe qui fait la célébrité de Paris. Et quand, peu avant 18 heures, ils aperçoivent la masse des groupements d'Anciens Combattants qui viennent ranimer la flamme en perturbant une circulation déjà difficile, ils comprennent que la France se souvient de son histoire et en est fière, quels que soient les dissentiments politiques qui agitent la population. Il faut rappeler aussi que, si le tombeau du Soldat Inconnu a pour origine un membre du « Souvenir Français », la flamme, elle, est entretenue et donne lieu à cérémonies organisées par le Comité de la Flamme dont le « Souvenir Français » fait partie. Et, tous les ans, lors de son congrès annuel, le « Souvenir Français » dépose une gerbe au tombeau du Soldat Inconnu, entretenant ainsi les liens et le souvenir. Actuellement, l'Arc de Triomphe a vieilli et a subi les atteintes du temps : la pierre de la voûte se délite et d'importants travaux y sont à faire. Une souscription pour financer les travaux a été ouverte et il faut espérer que bien vite le monument sera restauré dans toute sa splendeur. S.F.
Miroir de l'histoire - N° 261 - Septembre 1971.
« Brave comme son épée », a écrit le général Bonnal, c'est un timide. D'après Germain Bapst, qui l'a en abomination, « tellement timide qu'il n'osait pas parler à un homme doux et affable comme Napoléon III », dont un désir était par lui accepté comme un ordre. L'absence de caractère disqualifie un chef. « Lorsque vous croyez le tenir, l'avoir avec vous, écrit Germain Bapst, il vous filera des mains comme une anguille, et tout sera à recommencer. » On supposait chez ce vieux soldat « un mélange de rouerie et de naïveté. « Une rouerie, écrit le général Du Barail, qui consiste à se mouvoir au milieu des intrigues pour s'en servir sans paraître s'y mêler. » A-t-il eu, comme on 1'a souvent affirmé, la passion de se tailler un rôle politique prépondérant ? Cette passion l'aurait-elle égaré au point de le rendre aveugle, plus qu'aveugle, dupe des combinaisons d'un ennemi qu'il avait mission de combattre ? Ce n'était pas un Talleyrand Le 5 décembre 1870, Moltke annoncera au général Trochu la défaite de l'armée de la Loire et lui proposera d'envoyer un officier français se convaincre de l'occupation d'Orléans, sur place, par ses yeux. « Ces gens-là se moquent de moi, réplique Trochu. Ils veulent me compromettre comme ils ont compromis Bazaine. » Une lettre de Trochu approuvée par le Conseil de gouvernement est envoyée à Versailles. Gambetta le félicite de « la réponse faite au piège de Moltke ». Mais Jules Favre et Ernest Picard avaient insisté pour que le gouvernement acceptât l'offre du grand état-major ennemi ; ils se laissaient pénétrer par les mêmes idées que le défenseur de Metz, et auraient été mal venus de les lui reprocher. Pour réussir à mettre à exécution l'ambitieux projet prêté à Bazaine : devenir lieutenant-général du régime impérial rétabli avec une paix à conclure contre l'anarchie révolutionnaire, il eût fallu non seulement qu'il fût un Talleyrand, mais qu'Eugénie fût Catherine de Médicis sinon la Grande Catherine. Le succès devenait possible si le Kronprinz avait été Guillaume Ier, et surtout s'il n'y avait pas eu Bismarck. Chez Bazaine, la prudence indécise peut aller jusqu'à l'inertie. Selon Du Barail, « l'inertie et une paresse morale et physique l'empêchaient de considérer comme les autres hommes les questions d'honneur et de tradition militaire ». Saint-Genest, du Figaro, lui reprochait de manquer d'une chose : le sens moral. C'est ce qui l'a compromis au Mexique, c'est ce qui l'a perdu à Metz. De bons esprits estiment qu'il n'avait pas une conception assez rigoureuse du devoir militaire. La fermeté et la hauteur de l'âme, la fierté du caractère lui manquaient pour lutter contre les fatalités qui l'entraînaient : il n'avait pas la foi. Albert Sorel, petit-fils de l'historien, voit en lui un « homme très brave, mais un pauvre homme ». Un renard pourvu d'un courage de lion Un homme très brave, certes. Son courage, son total mépris du feu n'ont jamais été mis en doute. On a tout dit sur lui, mais on n'a jamais pu sincèrement dire que c'était un lâche. Et dans son réquisitoire, le général Pourcet reconnaît que Bazaine a déployé « la plus brillante bravoure ». Un brave homme ? Bazaine n'était pas le premier venu. Très délié et très fin, trop fin peut-être : le général Du Barail, le définissant « un renard pourvu du courage du lion » lui attribuait « une cervelle aux mille replis » dévorée d'ambition. Le comte de Palikao, qui l'a connu dès 1832 en Afrique, le proclame « très intelligent ». Le général Pourcet lui reconnaît « un esprit fin, pénétrant, habile à dissimuler ». En 1904, le général Bonnal, qui l'exècre, l'appelle « le sceptique des sceptiques », habile à se plier aux circonstances, ambigu et cauteleux. En 1930, Henry Contamine le qualifie de « vieux mandarin subtil ». Il est vrai que dans ses Souvenirs inédits, Maxime Du Camp parle « du crime - non : de la bêtise de Bazaine... Il passait pour profond parce qu'il était indécis, et l'on croyait souvent qu'il cachait ses projets parce qu'il n'en avait pas. Pour qui tenait-il ? Pour l'Empire, pour la République, pour lui-même... Les suppositions allaient leur train, et on lui prêtait les intentions les plus machiavéliques. » C'est un incapable, diront lors du procès de 1873 des hommes qui lui sont favorables. Du Gaulois qui est le défenseur officieux de Bazaine, Wachter jette à l'eau sa réputation militaire pour sauver son honneur : Bazaine s'est montré au-dessous du médiocre. Ce qu'on peut certainement admettre, c'est qu'il a manqué d'énergie dans le commandement. Sorti du rang, a-t-il été saisi par un complexe d'infériorité qui l'empêchait d'affirmer son autorité sur les grands chefs ? Il ne commandait pas assez. Certains de ses ordres n'étaient pas exécutés purement et simplement.
Le général de Cissey écrivait à sa femme le 8 novembre 1870 : « Presque tout ce que l'on dit contre le maréchal Bazaine n'est qu'un tissu d'infamies. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il n'a jamais été franchement obéi. » Au lendemain de la capitulation de Metz. Rossel écrivait dans L'Indépendance belge : « Bazaine n'avait pas été, un seul instant, le maître de son armée. Il avait écouté... les objections de l'artillerie, celles du génie, celles de ses lieutenants. L'état-major surtout lui avait fait défaut. Mal servi, incapable de se débarrasser des auxiliaires qui lui rendaient le commandement impossible, Bazaine renonça en quelque sorte à commander. » Dans le livre qu'il a publié à Madrid en 1883, Bazaine déplore « cette espèce d'indépendance qui guidait les commandants des corps d'armée dans leurs relations avec le commandement en chef... l'obéissance resta raisonneuse, avec la plus blâmable insouciance dans l'exécution des ordres donnés, des instructions reçues ». Les ordres n'ont été qu'imparfaitement transmis ou exécutés. L'armée de Metz brûle ses drapeaux avant de se rendre.
Nul doute que Bazaine ait été mal obéi par certains de ses lieutenants : là-dessus le général Jarras est du même avis que son ennemi le général Boyer : « l'énergie dans le commandement est une qualité indispensable au général en chef. L'absence de cette énergie a été fatale à Bazaine. Il y a chez lui un manque absolu de fermeté... Il ne savait pas dire : je veux, et se faire obéir. Il ne savait pas donner un ordre net et précis. » L'Avenir militaire (18 décembre 1873) remarque : « On a dit : pourquoi ne pas traduire en jugement d'autres officiers que Bazaine ? Mais où se serait-on arrêté ? Il ne faut pas trop approfondir certaines pages de l'histoire d'une nation. » Bazaine ne serait-il pas un nom collectif ? Le haut commandement à Metz n'avait-il pas un aspect collectif ? N'y a-t-il pas eu culpabilité d'un groupe autant que d'un individu ? Avec sa causticité redoutable. Henri Guillemin se demande si ce nom propre : Bazaine, ne serait pas, après tout, quelque chose comme un nom collectif. Une étude consacrée en 1968 au maréchal Pélissier par la Faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence constate que sous le Second Empire le haut commandement se présente comme un corps. Rempli de méfiance, sinon d'hostilité, à l'égard des civils, le monde militaire réagit en vase clos, indépendamment du reste de la nation, devant les vicissitudes de la politique.
D'ailleurs il va sans dire que Bazaine est loin d'avoir possédé le rayonnement et les dons mystiques d'autorité brutale dont jouissait le duc de Malakoff et qui donnaient une ironie paradoxale à son prénom : Amable. Protéger le haut commandement Après 1871, on s'applique à protéger le haut commandement en sacrifiant Bazaine qui reste seul en cause. La coopération ou la complicité au moins morale de ses lieutenants, solidaires de décisions prises avec leur approbation, est laissée de côté. Car les réunions appelées « conseils de guerre » où s'élaboraient ces décisions n'étaient, dit-on, que des conférences sans autorité, et le règlement militaire ne connaît rien de semblable. Le fait des négociations entamées par Bazaine avec les Allemands est assurément très grave. Ni les règlements ni le code pénal militaire n'admettent les pourparlers avec l'ennemi, et l'on dira qu'entrer en conversation avec l'ennemi est un crime. Mais ses lieutenants comme lui, auraient voulu qu'après Sedan on traitât de la paix. Du Barail, acharné contre lui, le voulait aussi : « On dit qu'en prolongeant la résistance en face de l'ennemi victorieux, les gens du 4 septembre ont sauvé l'honneur. C'est une calembredaine. » Le valeureux Bourbaki, questionné en 1872 par le conseil d'enquête sur l'épisode de sa sortie de Metz a répondu : « J'étais persuadé que le Maréchal croyait comme moi-même que la paix était dans l'intérêt de la France... L'armée devait ou capituler ou se vouer à la destruction... Le maréchal m'avait envoyé avec l'espoir que l'on trouverait un remède à cet état de chose. » Bourbaki acceptait entièrement l'idée de retirer l'armée du Rhin sur une position neutre en France. Après le 4 septembre 1870, les officiers de décembre 1871 s'opposent aux officiers de la Défense nationale. Pour les officiers de décembre, faire de la politique bonapartiste n'est pas faire de la politique. Certaines réflexions formulées par Albert Sorel au sujet du civil Jules Favre peuvent s'appliquer partiellement au militaire Bazaine : « Il est impossible de rejeter sur Jules Favre seul la responsabilité des fautes qui furent alors commises... Lorsqu'on est forcé d'associer son nom à de sévères critiques, il doit être entendu que ce nom représente le gouvernement tout entier... Le gouvernement trouva plus commode de rejeter tout le fardeau de la négociation sur un seul de ses membres... Si grandes qu'aient été les erreurs diplomatiques de Jules Favre, on n'a pas le droit d'oublier que ses erreurs, au moment où il les a commises, étaient partagées par la plupart des Français. » Pour Bazaine, ses erreurs recueillaient l'assentiment de presque tous ses généraux : ils étaient d'accord avec lui. Mais s'il avait renvoyé le sieur Régnier avec mépris ; s'il n'avait pas considéré comme le moindre mal la réussite des pourparlers engagés par l'intermédiaire de cet inconnu ; si, dans son désir de sauver son armée, il n'avait pas été conquis par l'idée de la neutraliser avec armes et bagages ; s'il n'avait pas cédé au mirage d'une action politique exercée par l'impératrice amenant le rétablissement de l'Empire ; s'il avait seulement songé à percer à tout prix l'investissement, le résultat final n'aurait-il pas été le même ? Les incidents Régnier, Régnier surtout, Bourbaki, Boyer, qui apportent une fâcheuse coloration à sa politique n'entraînaient pas un changement fondamental dans la position des forces. Impassible, le maréchal Bazaine écoute la lecture de la sentence qui le condamne. Fallait-il dire ce malheureux ou ce misérable Bazaine ? Il a été chargé de toutes les responsabilités L'armée de Metz était perdue, tel était trente ans plus tard, l'avis du général Bonnal, féroce détracteur du maréchal. Hors d'état de percer les lignes ennemies, elle est placée entre la capitulation à discrétion et l'internement avec neutralisation dans le nord de la France. Tel a été le sentiment, non seulement de Bazaine, mais de ses lieutenants, que n'emportait, certes pas, l'élan instinctif de la Défense nationale dont ils méconnaissaient les efforts. Si Bazaine, en tant que commandant en chef, porte la responsabilité d'événements désastreux, il n'a pas trouvé auprès de ses chefs de corps, dont deux, Le Bœuf et Canrobert, étaient aussi maréchaux de France, et encore moins auprès des généraux Soleille et Coffinières, l'énergie qui aide un chef dans l'accomplissement d'une tâche effroyable. Devant la loi il était seul responsable, mais tous ont admis et voulu ce qu'il a fait. Il a été chargé de toutes les responsabilités. Elles étaient énormes mais elles avaient été largement partagées. Joffre fera remarquer que, si l'on ne savait pas en 1919 quel avait été le vrai vainqueur de la Marne, on n'aurait pas hésité à le dénoncer comme le vrai responsable si la bataille en 1914 avait été perdue. Jarras mentionne le fait que : « les donneurs d'avis ou de conseils, quand les événements deviennent contraires à leurs prévisions, blâment des décisions ou des mesures qui n'ont été prises qu'à leur instigation, oubliant de bonne foi, je veux bien le croire, ce qu'ils avaient préconisé naguère ». Si Bazaine était coupable, il n'a pas été le seul coupable de l'année terrible. Bien des fautes ont été commises autour de lui, et pas seulement, comme le reconnaissait nettement le duc d'Aumale, par les généraux Soleille et Coffinières. Dans une lettre à L'Indépendance belge (8 novembre 1870), le général de division Bisson, que Du Barail définit « un homme vigoureux », se montre très critique pour son chef Canrobert qui avait indiqué que « le seul moyen d'en sortir était d'établir en France le gouvernement de la Régence ». Lettre insensée, commentera le général Desvaux, « homme de convictions profondes et de caractère inébranlable » selon Du Barail « Pauvre France, où vas-tu ? » Impitoyable pour Bazaine, dans un livre qu'il a fait paraître en captivité et que plus tard il déclarera regretter, le général Deligny reconnaît que le mutisme des témoins implique une sorte de complicité morale. « La responsabilité du fatal dénouement, incombe tout entière au général en chef quelques efforts qu'il puisse faire pour en alléger le poids et la faire partager aux commandants de corps d'armée qu'il réunissait en conseil sons sa présidence. Ceux-ci ne sauraient davantage s'exonérer des torts graves qu'ils ont eus vis-à-vis de l'armée. » Dans les dossiers du duc d'Aumale, on trouve, soit en marge des rapports, soit sur des feuilles qui y sont jointes, des notes comme celle-ci : « Il est certain que le 16 août le deuxième corps (Frossard) déjà fort éprouvé à Forbach, avait montré peu de solidité et que le Maréchal était fondé à se préoccuper de son attitude. » Aumale note : « trop vrai » quand Bazaine répond à Séré de Rivière : « Comme les commandants des corps ne me signalaient pas un point plutôt qu'un autre, qu'il est très difficile de parcourir et de longer les derrières de la ligne de bataille..., j'ai cru devoir le 18 août rester sur le plateau (en avant de Plappeville). » Pour défendre son chef, Willette a écrit que Bazaine qui, blessé le 14 août, a failli être le 16 enlevé par les Allemands à Rezonville où pendant plusieurs heures on put le croire tué ou prisonnier, s'est soumis le 18, « pour la seule fois de sa longue carrière, à la nécessité de rester à sa place de commandant en chef : on lui en a fait un crime ». Alphonse Daudet dans les Contes du lundi, le montrera jouant au billard dans la maison de Bouteiller qu'il occupait à Plappeville. Des manuels d'histoire fort estimables et hautement considérés ont reproduit ce conte : Bazaine, pendant qu'on se battait, jouait au billard. Depuis Vercingétorix On a ironiquement remarqué que la défaite est une des traditions les plus respectées dans l'histoire de France. Depuis Vercingétorix, on proclame glorieuse la défaite. On est saisi d'admiration pour Pavie. On s'extasie devant « la déroute, géante à la face effarée » que Napoléon affronte à Waterloo. Le grand vaincu qu'est Bazaine n'a pas été traité, lui, avec faveur. Son destin évoque celui de Lord John Byng, amiral battu par les Français et condamné à mort par un Conseil de guerre en 1757, bien qu'on ne pût le convaincre, ni de trahison, ni de lâcheté. Une différence toutefois entre les deux condamnés à mort. Seul Byng a été fusillé. « Il faut bien fusiller quelques amiraux pour donner du courage aux autres », ricanait Voltaire. Henri Rochefort raconte qu'arrivant à Londres en 1874 après son évasion de la Nouvelle-Calédonie, il a vu aux vitrines une feuille illustrée, où figuraient d'un côté l'amiral Byng devant le peloton d'exécution, et de l'autre côté Bazaine glissant le long de la muraille « au moyen de la prétendue corde dont il n'a eu aucun besoin de se servir ». Et, en bas cette simple légende : « Voilà pourquoi l'Angleterre n'a jamais été vaincue ». Déporté, banni, Bazaine a été condamné, non pour avoir trahi, mais pour n'avoir pas fait tout son devoir de commandant en chef devant l'ennemi. Il a été chargé d'anathèmes avec l'écriteau de flétrissure d'un « traître ». « Le maréchal Bazaine a trahi », avait clamé Gambetta le 30 octobre 1870. Quarante ans plus tard l'historien Henri Welschinger écrit encore : « Bazaine livre Metz à l'ennemi par la plus abominable des trahisons. » Pourtant, dans son instruction, le général Séré de Rivière a écarté expressément l'article 205 du code de justice militaire qui vise l'acte de trahison, c'est-à-dire d'« intelligences avec l'ennemi dans le but de favoriser ses entreprises ». Devant le Conseil de guerre, le général Pourcet, commissaire spécial du gouvernement, fait observer qu'il n'a été question, pas plus dans le rapport que dans le réquisitoire, ni de trahison ni de conspiration. N'ayant pas fait, pour défendre Metz et son armée, tout ce que prescrivaient le devoir et l'honneur, Bazaine a été condamné par la justice militaire, après des années d'enquête, après des débats qui ont duré plus de deux mois. Mais il n'a pas été accusé d'avoir trahi, et n'a pas été déclaré coupable de trahison. Ce n'est pas un traître, est-ce un incapable ? Un incapable n'est pas forcément un traître. Pour Henri Welschinger il était à la fois un traître et un incapable. Les manuels et les précis historiques n'ont cessé de s'en donner à cœur joie sur le thème de son ineptie militaire. On formule sur les opérations auxquelles il a pris part une sommaire condamnation irrévocable, et on se garde de condamner les circonstances qui ont généralement atténué la responsabilité de fautes monumentales. La complainte de Tabarin sur l'affaire Bazaine est oubliée depuis longtemps.
Un siècle a passé sur le cas Bazaine, qu'on peut maintenant évoquer avec une sérénité qui faisait terriblement défaut dans les années 70. Avec les passions de l'époque fallait-il dire le malheureux ou le misérable Bazaine ? C'est la question. Il fallait un bouc émissaire Nul doute que bien des accusations lancées contre sa scélératesse sont totalement imméritées. Mais, placé dans une situation véritablement exceptionnelle, il ne fut pas à la hauteur de la tâche qui lui incombait. Surpris par des complications sans exemple au milieu des difficultés d'un commandement écrasant, il était trop faible pour le fardeau qui lui avait été imposé. Pour une telle mission, selon le général Deligny, « il eût fallu mettre en jeu toutes les ressources d'une grande âme, toute l'énergie d'un grand caractère, il eût fallu des éclairs de génie ». Bazaine reçoit sa femme et ses enfants dans la villa-prison de l'avenue de Picardie, à Versailles Comme l'a reconnu le général Du Barail, « il fallait un bouc émissaire » : le bouc qu'on chasse après l'avoir dûment chargé des malédictions qui doivent être détournées du peuple. Il fallait faire retomber sur lui tous les torts, toutes les tares, tous les péchés de toute la France : la frivolité d'un régime, l'affaiblissement de l'énergie morale dans une nation avide de bien-être et de vie facile, les défauts d'une organisation déplorable, l'imprévoyance totale dans l'impréparation d'une lutte absurde, l'impéritie de la direction générale qui laisse à des ennemis invisibles la supériorité du nombre et de l'artillerie, enfin la confusion de commandement depuis le début de la campagne, et les fatalités dont a été lourdement accablée « la folle guerre de 70 ». « Il fallait une victime expiatoire qui portât le poids de tous nos malheurs et qui permît à notre orgueil de se décharger sur elle. Contrairement à l'imagerie démagogique, Bazaine n'était pas « le Ganelon des temps modernes ». Il a été la victime immolée au dieu des armées par les vaincus qui exigeaient une sanction à leur défaite. » Maurice BAUMONT
MIROIR DE L'HISTOIRE - N° 119 - Novembre 1959. LES REVELATIONS DU FILS DE BAZAINE ROBERT CHRISTOPHE Il y a dix ans, le fils de Bazaine mourait après une existence presque entièrement consacrée à tenter de relever l'honneur de son père En octobre 1913, le président Poincaré se rendit en visite officielle à Madrid. Entré à l'Élysée huit mois auparavant, le nouveau chef de l'État désirait s'assurer de la neutralité d'Alphonse XIII en cas de conflit franco-allemand. Reçu avec faste à la cour madrilène, le président voulut féliciter le capitaine commandant l'escadron de la Garde royale au moment de sa descente de voiture. Alphonse XIII appela cet officier, puis, le présentant à son hôte, prononça : « Le capitaine Bazaine. » Un peu surpris d'entendre ce nom, Raymond Poincaré ne put retenir ce début de question : Seriez-vous par hasard ... ? » - Oui, répondit le capitaine d'une voix infiniment triste, je suis le fils du maréchal Bazaine. La position de l'illustre visiteur était délicate. Premier magistrat d'une nation qui, depuis quarante ans, considérait Bazaine comme un traître, le président Poincaré ne pouvait évoquer, avec l'officier espagnol, des souvenirs pénibles pour celui-ci et peut-être épineux pour la mission de celui-là. Le roi d'Espagne souriait, un peu énigmatique. Poincaré surmonta sa surprise et, n'épiloguant pas sur le nom de l'officier ni sur sa singulière présence devant lui, le félicita rapidement de la belle tenue de ses troupes. Quelques instants plus tard il apprit, des lèvres du roi, que le capitaine Bazaine, filleul de la défunte reine Isabelle et de son fils Alphonse XII, avait été naturalisé espagnol en 1894 par décret de la régente Marie-Christine, veuve d'Alphonse XII et mère d'Alphonse XIII, qui portait au Français d'origine une réelle amitié. L'énoncé d'un tel parrainage avait de quoi surprendre le président de la République. Son hôte ajouta : « Le capitaine fait partie de ma Garde, mais il est détaché au Secrétariat à la Guerre en qualité d'officier d'ordonnance du ministre. Cette fonction l'autorisant à ambitionner l'honneur de commander les escadrons de service lors d'une visite d'un chef d'État, le capitaine Bazaine m'a supplié de lui accorder cet honneur. Sans doute voulait-il être présenté à Votre Excellence, ce qui est fait. Savez-vous bien, Monsieur le Président, qu'il se sent beaucoup plus français qu'espagnol ? » De cette conversation privée, qui fut répétée au capitaine par le roi, nous ne savons rien d'autre. En tout cas, elle allait servir de tremplin au fils du maréchal de 1870 pour obtenir le droit de combattre dans l'armée française en 1914. Cette requête ... mais il nous faut, pour mieux l'expliquer, remonter à cette même année 1870 et à l'extraordinaire naissance de son héros. Un fragment de petite et de grande histoire La maréchale Bazaine était de trente-cinq ans plus jeune que son mari. D'origine espagnole, née de la Pena y Baragan y Ascarate, elle avait épousé le maréchal au Mexique, alors qu'il y commandait les troupes envoyées par Napoléon III. Ils avaient deux enfants, François et Eugénie, âgés respectivement de trois et un an lorsque la guerre franco-allemande éclata. Un premier fils, né au Mexique, était mort en 1867, peu après le retour du maréchal en France. La défaite de Mac-Mahon à Sedan, la capture de Napoléon III par les Prussiens, la chute de l'Empire à Paris, le départ de l'Impératrice pour l'Angleterre, le siège de Bazaine dans Metz et la marche des Allemands sur la capitale, ces événements déterminèrent la maréchale à quitter Paris et à fuir, avec sa progéniture et sa belle-famille, en direction du centre de la France. L'exode - nous devions connaître cela en 1940 - montrait sa face lépreuse et tragique sur les routes encombrées. Parvenue à Tours, la famille Bazaine s'arrêta. Les hôtels débordaient de clientèle ; mais les sœurs du couvent des Dames-Blanches acceptèrent de loger l'épouse, les enfants et les nièces du commandant en chef de la seule armée que la France possédât depuis que celle de MacMahon s'était rendue, à Sedan. Hélas ! Les Prussiens encerclaient l'armée Bazaine dans Metz, et plus aucune nouvelle n'en parvenait. A ce moment, Mme Bazaine était enceinte de sept mois. Il faut croire que son vieux mari savait, en certaines circonstances, retrouver une jeunesse qui convenait à son ardente épouse... A Tours, cependant, résidait la délégation du gouvernement provisoire établi à Paris après la déchéance de l'Empire et paralysé par le siège de la capitale. Cette délégation se composait de Glais-Bizoin, de Crémieux, de Freycinet, de l'amiral Fourichon et surtout de Gambetta, qui s'était échappé de Paris en ballon. Ce nouveau Danton dirigeait la résistance et levait des troupes sur tout le territoire ... Le 28 octobre, Crémieux arrive au couvent des Dames-Blanches en fiacre. Reçu par Mme Bazaine, il lui lance, un peu haletant : « Un émissaire du Maréchal a réussi à franchir les lignes sans se faire abattre par les Allemands ! Il apporte une dépêche de votre mari. Elle est rédigée en code, évidemment. Or, Monsieur Gambetta, en quittant Paris, a oublié la clef du chiffre au ministère de la Guerre. En possédez-vous une ? - Croyez-vous, répond la maréchale, que mon mari ait l'habitude de me confier des secrets d'Etat ? On ne put donc traduire la dépêche de Bazaine, qui était celle-ci : A plusieurs reprises, j'ai envoyé des hommes de bonne volonté pour donner des nouvelles de l'armée de Metz. Depuis, notre situation n'a fait qu'empirer, et je n'ai jamais reçu la moindre communication ni de Paris, ni de Tours. Il est urgent de savoir ce qui se passe dans l'intérieur du pays. Nous allons succomber à la famine, je devrai alors prendre un parti dans l'intérêt de la France et de cette armée. Ne pouvant livrer ce texte, dont il ignorait la teneur, aux journalistes accourus à l'Archevêché, siège de la Délégation, Gambetta inventa purement et simplement la traduction de la dépêche. Devant l'effarement de Crémieux, il rédigea cette note rocambolesque : Les avis apportés à Tours par l'envoyé de Bazaine sont excellents, et confirment de la façon la plus péremptoire les informations reçues naguère par une autre voie. L'armée de Bazaine, abondamment pourvue de tout, est armée d'une invincible confiance, et chacune de ses sorties est une victoire infligeant à l'ennemi des pertes considérables. Cérémonie du mariage de S.E. le maréchal Bazaine acec Mlle de Pena y Azcarate, dans le palais de l'empereur Maximilien (salle du Conseil). (Croquis de M. van Elsen). Le Monde illustré. Le lendemain, toute la presse française imprimait ces « bonnes nouvelles » reçues de Metz et communiquées par Gambetta. Mais ce même lendemain - le 29 octobre -, un télégramme de Londres apprenait au gouvernement de Tours la capitulation de Bazaine. Ne donnant aucun détail, il annonçait seulement que le roi Guillaume avait télégraphié la « bonne nouvelle » à sa femme. Terrassé de douleur, le grand patriote qu'était Gambetta réunit la Délégation. A sa peine s'ajoutait la confusion d'avoir, la veille même, proclamé au pays que les affaires allaient bien à Metz, « abondamment pourvue de tout ». Comment annoncer ce désastre à la France ? De quelle sorte l'en prévenir sans se faire traiter de menteur pour sa déclaration de la veille ?... Le ministre eut une idée de tribun. Il se jeta sur sa plume et rédigea cette proclamation :
L'amiral Fourichon protesta : « Je comprends votre dessein, dit-il. Ranimer le courage des Français en leur montrant qu'ils ne sont pas vaincus, mais trahis. Je ne signerai pas. Vous affirmez que Bazaine a trahi. Qu'en savez-vous ? » Gambetta répondit doucement : « Amiral, il faut sauver la France. Plus tard, nous arrangerons les choses. En attendant, il faut tout faire pour ranimer le pays. » Et la proclamation parut sans la signature du marin, et l'Agence Havas la transmit dans tout le territoire. La terre de France... en Allemagne Connaissant la fureur aveugle des foules, Gambetta craignit soudain que le peuple n'allât, aux Dames-Blanches, se porter à des actes irréfléchis contre la maréchale et sa belle-famille. Aussi envisagea-t-il leur arrestation, pour les protéger. Un lieutenant de vaisseau vint dire à Mme Bazaine, qu'il ne trouva pas en larmes, mais statufiée dans la douleur : « Madame, l'amiral Fourichon m'envoie vous prévenir : Gambetta parle de vous faire incarcérer. Mon chef discute en ce moment avec lui. Demandez asile à une ambassade, c'est un refuge plus inviolable qu'une prison. » La malheureuse était à deux mois de son accouchement. Elle confia ses deux enfants à sa nièce, Mme Adolphe Bazaine, et courut, autant que son état le lui permettait, à la Légation d'Italie. Le lieutenant de vaisseau Arago vint l'y chercher dans la soirée. Il lui remit un passeport diplomatique, signé du général prussien Von der Thann. « Je vais vous conduire à la gare, lui dit-il. Avec ce passeport, vous pourrez traverser les lignes et aller à Versailles. Vous y serez plus en sûreté qu'ici. » Telle une somnambule, la jeune femme se laissa faire. En grand mystère, l'officier de marine la mena jusqu'au train. Le lendemain, elle arrivait à Versailles et, retrouvant son courage, demandait une audience à Bismark, voulant obtenir du chancelier quelques détails sur la « trahison » de son mari. Le ministre prussien la reçut courtoisement et lui expliqua que l'armée Bazaine, au moment de sa reddition, n'avait plus reçu de rations depuis six jours (ce qui était vrai). Crevant de faim, elle ne pouvait plus lutter. « Le maréchal est prisonnier, lui dit-il. On l'a interné au château de Cassel. » M Bazaine manifesta un désir de femme aimante : elle demanda l'autorisation de rejoindre son mari et de partager sa captivité. Bismark y consentit. Après avoir rencontré Thiers, qui était à Versailles pour négocier avec l'ennemi et ne cacha pas à Mme Bazaine sa fureur contre 1'« abominable proclamation, d'une violence extrême, calculée peut-être par Gambetta pour rendre l'armistice impossible », elle prit le train qui, non sans difficultés, devait la conduire en Allemagne. Quelle surprise et quelle joie pour Bazaine accueillant sa femme à Cassel !... Mais la séparation, le siège, la proclamation de Gambetta, la fuite, le voyage de Tours à Versailles, puis de Versailles à Cassel, tant d'émotions et de secousses précipitèrent l'accouchement de Josefa. Le 12 décembre, elle ressentait les premières douleurs. Le gouvernement de la Défense nationale en 1870. Doc. de l'auteur. A ce moment, une idée fixe assaillait son cerveau. Une idée à la fois saugrenue et grandiose. comme seule une parturiente peut en avoir. Devenue très française et même patriote, la Mexicaine voulut accoucher « sur la terre de France ». Elle refusa, dans une courte crise de folie, de mettre son enfant au monde sur le sol des vainqueurs. Consulté, un médecin affirma que sa vie en dépendrait peut-être. Il fallut que le lieutenant Adolphe Bazaine, neveu et officier d'ordonnance du maréchal, obtînt l'autorisation de prendre le train pour la frontière. Encadré de soldats prussiens, il y remplit un sac de terre lorraine et le rapporta, le plus rapidement possible, à son oncle. Ce dernier en répandit le contenu sous le lit de douleurs, et l'enfant naquit, le lendemain 13 décembre 1870, « sur la terre de France ». Le premier fils, Maximilien, avait eu l'empereur et l'impératrice du Mexique pour parrains. La fillette, Eugénie, avait été tenue sur les fonts baptismaux par Napoléon III et par son épouse. Le dernier, ce fils né dans les singulières conditions que l'on vient de lire, allait voir d'autres puissants se pencher sur son berceau. Isabelle II, régente d'Espagne, se proposa par lettre pour marraine, avec son fils l'enfant-roi Alphonse XII, âgé de treize ans, pour parrain. On ondoya le bébé en Allemagne, se réservant de le baptiser après la guerre. On l'appela Alphonse - comme son parrain -, et il devait être le héros de la présente histoire, disons plutôt le roman, car c'en est un véritable. « Je demande des juges » Ce roman comporte évidemment la prime enfance du personnage. Or cette enfance porte un nom : « Le Procès Bazaine. » Il nous faut donc évoquer celui-ci rapidement, si 1'on veut comprendre à quel point l'enfant de la guerre devait traîner ce boulet toute sa vie. En France, la proclamation de Gambetta, portant ses fruits, aidait aux enrôlements volontaires. En revanche, elle encourageait les patriotes et certains hommes politiques à envisager la mise en jugement de Bazaine. A tel point que la délégation de Tours, entraînée malgré elle, fixa la réunion d'un Conseil d'enquête au 2 janvier 1871. Gambetta voyageait alors dans le Midi, et Bazaine était toujours captif en Allemagne. Gambetta connaissait le juste prix de sa proclamation. Dès qu'il apprit l'initiative de ses collègues, il leur expédia ce télégramme :
A ce moment, le vaincu de Metz était encore entouré d'une considération quasi-générale. On le blâmait moins au'on ne le plaignait. Dans plusieurs discours, Jules Favre l'appela « l'héroïque Bazaine ». Les choses se gâtèrent après que le « Conseil d'Enquête sur les Capitulations » lui eut infligé un blâme. Bazaine vit rouge et, n'écoutant que son orgueil, adressa au président Thiers la fameuse lettre par laquelle il demandait à être traduit devant un Conseil de guerre. Puis il alla de lui-même, n'attendant pas la difficile nomination des juges, se constituer prisonnier. Ne pouvant interner un inculpé de ce calibre dans une prison ordinaire, on le logea dans une villa de Versailles, située au numéro 32 de l'avenue de Picardie. Pendant une partie de l'instruction, sa femme et ses enfants lui rendirent de nombreuses visites. Sur une photographie prise dans le jardin de cette demeure, on voit le vieux maréchal et les trois bambins dont le dernier, Alphonse - né à Cassel - se trouve sur le sein d'une femme qui n'est pas sa mère. Au dos de la photo, il écrivit plus tard : « Avenue de Picardie ! Je suis dans les bras de ma « nana », Indienne mexicaine. » Sur une autre photo ne figurent que les deux aînés, avec leur mère, et l'on peut juger de sa beauté. Un matin, alors qu'elle arrivait avec le petit Alphonse, le colonel Gaillard, qui commandait la garde, lui dit : - Madame, excusez-moi, je ne puis vous laisser passer. J'ai reçu de nouveaux ordres : votre autorisation permanente est supprimée. - Est-ce possible ? questionna la maréchale en pâlissant. - Oui, Madame. Il faudra un permis pour chaque visite, et le demander chaque fois au ministre. Atterrée, Mme Bazaine rebroussa chemin, traînant Alphonse qui pleurait. Second fragment d'histoire, pour comprendre la suite Le grand-père maternel de Sacha Guitry, René de Pont-Jest, avait suivi tout le procès pour « Le Temps », où il tenait la rubrique judiciaire. Dans ce journal il écrivit, après avoir décrit la lecture du verdict : Pas un murmure ne se fait entendre; l'assistance entière est sous le coup d'une véritable stupeur ; il ne s'y trouve peut-être pas vingt personnes qui aient supposé une condamnation aussi sévère. Un grand nombre de femmes pleurent... Car il faut bien admettre le caractère troublant de l'affaire. L'examen du compte rendu des audiences ne montre pas le condamné sous un jour aussi affreux que la légende le dépeindra plus tard. Incapable de commander une armée aux prises avec des stratèges prussiens, certes il l'était, l'ayant avoué lui-méme à Napoléon III quand celui-ci l'avait nommé, Des fautes et des erreurs, il en avait commis beaucoup, pendant la campagne. Mais la France n'était pas prête à la guerre, et seul le gouvernement impérial en portait la responsabilité. Quand Napoléon III, après les échecs de Mac-Mahon en Alsace, avait imposé le commandement suprême à Bazaine, il ne restait plus dans la réserve messine de munitions que quatre cartouches par fantassin. Enfin Bazaine s'était rendu après deux mois de siège, en pleine famine, et après avoir demandé leur avis aux commandants des corps d'armée placés sous ses ordres. Dans ce Conseil extraordinaire (maréchaux Canrobert et Le Bœuf, généraux Frossard, Ladmirault, Desvaux, Soleille, Coffinière, Cissey, Jarras, Lebrun et Changarnier), l'unanimité des voix, moins une abstention, s'était portée sur la capitulation.
Raisons pour lesquelles les juges, à peine eurent-ils condamné Bazaine à mort, demandèrent-ils eux-mêmes sa grâce au président de la République en écrivant : Nous vous rappellerons que le maréchal Bazaine a pris et exercé le commandement au milieu de difficultés inouïes ; qu'il n'est responsable ni du désastreux début de la campagne, ni du choix des lignes d'opérations. Nous vous rappellerons qu'au feu, il s'est toujours retrouvé lui-même ; qu'à Borny, à Gravelotte, à Noisseville, nul ne l'a surpassé en vaillance, et que, le 16 août, il a, par la fermeté de son attitude, maintenu le centre de sa ligne de bataille... En somme, le tribunal se donnait lui-même un démenti. Faut-il ajouter que le président de la République - Mac-Mahon, le vaincu de Sedan - commua la peine capitale en vingt années de forteresse ? Alors on enferma le condamné dans le fort de l'île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Une enfance déshéritée Alphonse était âgé de trois ans. Du procès de son père il ne devait conserver, visuellement, que le souvenir des larmes de sa mère et des lectures de journaux que l'oncle Dominique faisait à haute voix, pour toute la famille assemblée. Dans « L'Univers », Louis Veuillot écrivait : L'époque présente est sans grandeur. L'avenir comprendra difficilement que Bazaine ait été condamné, puis gracié, déclaré à la fois coupable et innocent, digne de mort et digne d'excuses, et finalement traîné à des gémonies que l'on continue ... en les dèsavouant. Dans « Le Gaulois », Wachter affirmait : La demande en grâce adressée par les juges du Conseil de guerre équivaut à une réhabilitation ... Une nation civilisée ne pouvait faire tomber sous des balles françaises le glorieux soldat de la Macta, de Milianah, de Gallipoli, de Sébastopol, de Kinburn, de Melegnano, de Solférino, de San Lorenzo, de Puebla, de Borny, de Rezonville et de vingt autres combats. C'est assez du maréchal Ney ! On ne commet pas deux fois un tel crime ! La presse étrangère elle-même était passée au crible du cercle de famille. Toute sa vie, Alphonse Bazaine conservera un exemplaire du « Times », de Londres, dans lequel le field-marshal Burgoyne, peu suspect de partialité parce qu'étranger au débat, clamait sa révolte en ces termes : Les attaques contre le maréchal Bazaine et sa condamnation pour la reddition de Metz ne peuvent qu'exciter l'indignation de toute personne impartiale. Quand Mme Bazaine obtint l'autorisation de rejoindre son mari à Sainte-Marguerite et d'y séjourner avec lui, elle confia le petit Alphonse et sa seeur Eugénie à leur oncle Dominique Bazaine, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. L'aîné, âgé de sept ans, alla vivre avec ses parents dans l'ancienne prison du Masque de Fer. A cette époque - 1874 -, on se rappela soudain qu'Alphonse ne possédait pas d'état civil. Né en Allemagne, il n'avait été déclaré à aucune municipalité. Son oncle s'occupa de faire le nécessaire. Il habitait au 94 de la rue d'Amsterdam, dans le 8e arrondissement. Du fait de la guerre, la mairie se trouvait jointe à celle du 9e, rue Drouot. Les fonctionnaires municipaux refusèrent d'inscrire l'enfant, avec quatre ans de retard, comme natif de Paris en 1870, ce qui eût été faux. D'autre part, une procédure de déclaration à Cassel s'avérait impossible après le retentissement de l'affaire Bazaine. Alors, tournant la difficulté, on déclara le bambin né à Paris en 1874. Ainsi devait-il avoir, toute sa vie légale, quatre ans de moins que son âge réel. Pour que son père pût le voir à Sainte-Marguerite, Mme Bazaine décida un jour de rentrer à Paris avec son aîné, en lui substituant, dans la prison de l'ex-maréchal, l'enfant né à Cassel. Le petit Alphonse rejoignit donc Bazaine et passa quelques semaines avec lui. A cet âge, il ne réalisait pas le tragique de sa situation. Il jouait avec les soldats de la garde et surtout avec le colonel Willette. Cet officier - vrai paladin de l'amitié - avait obtenu, sur sa demande, la permission de partager la détention de son chef. Sacrifier sa carrière, abandonner femme et enfants pour apporter ses consolations au vieux maréchal, quel incroyable dévouement !... Il faisait sauter Alphonse sur ses genoux, lui fabriquait des jouets, courait avec lui sur la terrasse du fort. Son fils, devenu plus tard le célèbre dessinateur Willette, lui succédera dans son amitié pour Alphonse Bazaine ... Une jeunesse triste En août 1874, le maréchal s'évade avec la complicité de sa femme et du colonel Willette, lequel payera sa fidélité de six mois de prison. En Espagne, où le ménage proscrit s'installe, ses deux aînés viennent le rejoindre. Alphonse reste à Paris, chez son oncle, et conservera de cette période un souvenir attendri. Dans une lettre à l'auteur du présent texte, il avouera en 1938 : Ma vie a été d'une dureté sans pareille. Mes meilleurs souvenirs sont ceux de mon séjour à Paris, de 1872 à 1888, élevé chez mon oncle l'ingénieur. Il affirmait dans le même pli : La faute commise par mon malheureux père fut d'écouter les conseils et de s'évader de sa prison. Assurément, je crois, il en serait sorti avec plus d'honneur, pour lui et les siens. C'était peut-être vrai. D'éminentes personnalités comme Rouher, Thiers et le général d'Aurelle de Paladine, songeaient à la révision du procès. En s'enfuyant, Bazaine se mettait hors-la-loi ; il éloignait à jamais l'espoir, il faisait une énorme bêtise. A Madrid, il vécut avec sa famille dans une situation voisine de la misère. De la reine-mère Isabelle, marraine d'Alphonse, il reçut ce mot : Cher Maréchal Bazaine, aujourd'hui plus que jamais je suis votre amie. Je m'offre à vous pour ce qui peut vous servir. Dites-moi ce que je puis faire el je le ferai, quoi que ce soit. Vous savez que vous pouvez toujours compter sur l'affection et la véritable amitié que je vous porte. Elle lui proposa un commandement dans l'armée espagnole. Malgré l'insistance de sa femme. Bazaine refusa. La belle-mère mexicaine rejoignit les émigrés. Possédant quelques revenus, elle participa aux frais du ménage. Les années passèrent... Entre Paris et Madrid, une tendre correspondance s'échangea. Voici une lettre du 29 août 1885, adressée par Bazaine à son fils Alphonse, alors âgé de quinze ans : Je te remercie de tes lettres et t'envoie toutes mes tendresses. Ta mère, ta sœur, se joignent à moi, ainsi que ton frère, et nous ne t'oublions pas, malgré notre triste séparation forcée. Sois notre interprète auprès de mon bien-aimé frère, auquel tu dois tant de preuves d'affection, c'est par tes études que, tu lui témoigneras ta reconnaissance. Je te presse sur mon cœur. Ses études, Alphonse les poursuivait brillamment. Et pourtant, quel mérite ! L'évasion de Bazaine avait déçu ses amis et retourné la partie de l'opinion lui restant favorable. « S'il a fui, pensait-on, c'est qu'il se sent coupable ! » La légende de sa « trahison » se créait peu à peu, prenant forme d'histoire. « L'histoire, ironisera plus tard Aristide Briand, c'est la légende qui se perpétue. » Au lycée, Alphonse n'était plus, pour ses camarades, que le « fils du capitulard ». Quand il obtenait les premières places dans les compositions, il entendait fredonner derrière lui :
L'aîné des fils, François dit Paco, prit du service dans l'armée espagnole : il fallait bien vivre ! Et le vieux maréchal resta seul dans leur petit appartement de Madrid. Le 16 août 1886, il écrivait à Alphonse (qu'il n'avait pas revu depuis 1874) : Mon cher enfant, Tu m'as rendu bien heureux en m'annonçant tes succès, et je t'en félicite. Que ne puis-je te voir ? Je t'aurais embrassé et couronné, quel bonheur pour un père : j'en suis privé par la malignité humaine. Je n'ai pas de nouvelles récentes du Mexique, mais les dernières étaient bonnes sous le rapport de la santé. J'ai immédiatement envoyé à ta mère la liste de tes succès, elle en sera bien contente ainsi que Nénette. Quant à Paco, il est en ce moment en garnison à San Ildefonso pour la garde de la reine-régente et du petit roi. On est content de lui, il est caporal de première classe et sera probablement sergent au mois d'octobre ; c'est un beau militaire très sympathique à tout le monde. Il fait ici une très forte chaleur, qui me fatigue beaucoup, aussi ma santé n'est-elle pas très bonne. Embrasse bien tendrement ton excellent oncle pour mai, ainsi que ta tante et tes cousins, dis-leur que je les aime beaucoup. J'entre dans mon trimestre de souvenirs noirs, août, septembre, octobre 70 ! (Epoque du siège de Metz.) Je n'en dors pas. Je t'embrasse de tout mon cœur. En 1888, Alphonse prit enfin le train pour Madrid. Agé de dix-huit ans, il voulait revoir son père et surtout le défendre. Un voyageur de commerce, venu de La Rochelle et nommé Hillairaud, avait essayé de le tuer d'un coup de poignard. La lame, trouant la peau du front, s'était enfoncée dans la tempe. Blessure superficielle dont Bazaine guérit, mais menace qui nécessitait une protection. Alphonse arriva donc à Madrid et tomba dans les bras de ce père qu'il connaissait à peine, puisque leur dernier entretien remontait à 1874 et à l'île Sainte-Marguerite. Cinq mois plus tard, l'ex-maréchal rendait le dernier soupir. A ce moment, il était seul dans son appartement : Alphonse le découvrit mort en rentrant d'une course en ville. Le vieillard était tombé raide, la plume à la main. Il écrivait alors à son frère : On m'a fait tant de mal, on a été si injuste envers moi. On a été si inique pour le vieux soldat dont la carrière de quarante-deux ans a été si pure ! Comment résister à de pareilles injustices ? Heureusement que j'avance en âge et aussi en destruction physique, et que je m'en irai bientôt de ce monde de méchants... Seul de toute la famille, Alphonse conduisit son père au cimetière. Une trentaine d'Espagnols suivirent le corbillard. Aucun Français ne se joignit à eux. Le jeune homme, se rappelant qu'il était le filleul d'Alphonse XII et de la reine d'Espagne, alla se présenter au roi pour lui exposer son dénuement moral. En France, il n'y avait plus d'avenir pour le fils du « traître ». « Restez avec nous, lui dit le souverain. Imitez votre frère. Engagez-vous dans mon armée, je vous soutiendrai. Avec du travail, vous pourrez entrer aux Cadets. Vous deviendrez officier espagnol. » Alphonse accepta, et voilà pourquoi le président Poincaré devait, en 1913, faire la connaissance du capitaine Bazaine en arrivant à Madrid. Nos lecteurs trouveront la fin de ce récit : Les révélations du fils de Bazaine par Robert Christophe à notre prochain numéro. MIROIR DE L'HISTOIRE - N° 120 - décembre 1959. De retour de sa captivité en Allemagne, durant laquelle est né, son troisième enfant, Alphonse, Bazaine a été condamné à mort, dans les conditions étranges que nous avons rapportées, pour avoir capitulé. Mais on l'a emprisonné à l'île Sainte-Marguerite, d'où il s'évade en 1874. Il meurt quinze ans plus tard en Espagne. Son fils Alphonse demande alors au roi Alphonse XII, son parrain, de l'admettre dans l'armée espagnole. C'est ainsi que vingt-cinq ans plus tard le président Poincaré, en visite officielle à Madrid, se voit présenter par le roi Alphonse XIII l'officier commandant la garde qui rend les honneurs : « Le capitaine Bazaine ». Entre temps - de 1888 à 1913 - vingt-cinq ans s'étaient écoulés. Le frère aîné, Poco, avait trouvé la mort en 1895 et à Cuba, pendant la guerre d'indépendance de cette île. Alphonse devait y guerroyer lui aussi, en 1898, lors du conflit entre l'Espagne et les Etats-Unis. Les hostilités terminées, il obtient un congé pour aller, au Mexique, revoir sa mère et sa sœur. Il découvre les malheureuses dans la misère, tous leurs procès perdus, aux prises avec d'impitoyables créanciers. Il veut les ramener en Europe, mais ni lui ni elles n'ont les moyens de payer le voyage. Esclave de son devoir militaire, il doit les abandonner. Rentré en Espagne avec le grade de sous-lieutenant, il effectue un stage à l'école de cavalerie de Valladolid. Le 6 janvier 1900, il tournoie en selle dans un manège de l'école. Un soldat surgit et lui tend une dépêche de Mexico. Il l'ouvre et que lit-il ? En quatre mots, l'annonce laconique et sèche de la mort de sa mère. Réduite à l'indigence, Mme Bazaine avait contracté la tuberculose. Transportée au sanatorium de Tlalpam par les soins d'un cousin, elle avait rendu l'âme dans les bras d'Eugénie, pour lors âgée de trente ans. Quelle fin - devait écrire son fils - pour cette jeune fille éclatante de beauté et de chance, née dans une hacienda des terres chaudes, enfant gâtée, mariage de rêve ! ... Ma mère avait un cran et un courage formidables dans l'adversité, mais elle n'était ni née ni faite pour cela. » Sa fille rentra en Espagne, d'où Alphonse réussit à lui adresser quelque argent pour ses frais de voyage. Pendant trente-cinq ans, elle allait traîner l'effroyable héritage de son nom et s'éteindre seule, abandonnée de tous, dans les circonstances que nous décrirons plus loin ... En 1912, un an avant la rencontre avec Raymond Poincaré, le fils du malheur participait à la première campagne du Rif, comme lieutenant de cavalerie. Lors de l'affaire du Zuk de Beni Ouyagui, il dut charger sabre au clair pour dégager avec ses hommes une colonne coupée par les Rifains. Dans la mêlée, son cheval fut tué sous lui. Tombé au sol et isolé au milieu des adversaires, il fit le mort et parvint à couper la sangle de sa selle. Posant son barda sur la tête et se relevant, il courut en direction des lignes espagnoles. Des Rifains le mitraillaient. Deux camarades lui lancèrent : « Abandonne ta selle ! » Pesant sur son crâne et maintenu avec les mains, son équipement ralentissait sa course. II semblait y tenir plus qu'à sa vie. « Lâche ta selle ! » crièrent à nouveau les Espagnols qui, tapis dans les rochers, répondaient à coups de feu à la mitraillade adverse. Pour rien au monde, Bazaine n'aurait abandonné ce harnachement. Les sacoches contenaient-elles un trésor ? Oui, mais seulement pour leur possesseur. A Melilla, peu avant d'effectuer le déplacement qui se terminait en bataille imprévue, Bazaine avait rédigé, assisté d'un juriste, une requête en révision du procès de son père. Apostillée par le consul de France, la demande se trouvait dans les poches de la selle et devait prendre le chemin de Paris au moment où l'ordre de mise en route de l'escadron était arrivé. Rentré à Melilla, le lieutenant fut nommé capitaine pour son courage dans le combat. Il envoya sa requête par voie officielle, mais elle n'aboutit pas. Pour obtenir la révision d'un procès, la loi exige un ou plusieurs « faits nouveaux ». Le capitaine croyait en apporter sous forme d'anciennes lettres écrites par des subalternes de son père. Sans doute ces témoignages ne furent-ils pas considérés comme des « faits nouveaux » en haut-lieu. Un an plus tard, Bazaine se faisait présenter au président Poincaré comme on le sait déjà, dans l'espérance de l'entretenir de son affaire. Réussit-il à en parler au chef de l'État pendant le séjour de celui-ci ? Nous l'ignorons. « Alfonso Bazo », capitaine aux 10e et 29e Dragons En 1914, la première guerre mondiale éclate. A ce moment, le capitaine est détaché à la maison militaire d'Alphonse XIII. Aussitôt il va trouver le roi et lui demande, avec un congé illimité, l'autorisation d'adresser une lettre au président Poincaré. « Je veux servir la France, déclare-t-il au souverain. Si l'on m'accepte, si je lutte contre les Allemands, si je récolte un peu de gloire, j'obtiendrai peut-être la révision du procès. Si je meurs en combattant, au moins aurai-je alors rendu à mon nom l'honneur qu'il a perdu. » Alphonse XIII accorde la permission. Bazaine peut écrire au président de la République, mais le roi lui interdit la moindre allusion au rapide entretien de 1913. Il ne faut pas que Poincaré imagine une complicité quelconque entre Alphonse XIII et le modeste officier. Celui-ci envoie sa lettre. Raymond Poincaré la reçoit et fait répondre : « Que le solliciteur s'adresse à M. le ministre de la Guerre, qui peut admettre des combattants à titre étranger. » Alphonse Bazaine suit le conseil. Il écrit à Millerand, successeur de Messimy rue Saint-Dominique, qui l'accepte sans difficultés. L'engagé volontaire manifeste sa joie, mais une objection s'élève du côté espagnol. Le gouvernement de Madrid a déclaré solennellement sa neutralité dans le conflit. Un officier d'ordonnance du ministre de la Guerre, au surplus détaché à la maison du roi, peut-il servir dans l'armée française sans qu'on accuse ce roi d'infraction à sa promesse de neutralité ?... On connaît la fameuse exclamation attribuée à Alphonse XIII : « En Espagne, il n'y a que la canaille et moi qui soyons francophiles ! » Vrai ou faux, ce « mot historique » caractérise bien les sentiments du peuple espagnol pendant la guerre. Non, le capitaine Bazaine, trop connu dans les milieux militaires de Madrid, ne peut aller se battre en France sous son nom ! Il doit prendre un pseudonyme. « Mais alors, gémit-il, je ne remplirai qu'une partie de mon programme ! Lutter pour la France, ma première patrie, et même mourir pour elle, je le ferai avec joie. Mais si l'on ignore là-bas que je suis le fils du maréchal, je ne pourrai rien pour sa mémoire ni pour l'honneur de mon nom ! » Il accepte néanmoins, le cœur gros. Il prend le train pour Paris. On l'admet au 10e dragons avec son grade de capitaine, mais on l'oblige à s'appeler Alfonso Bazo. Au début de 1915, il revêt enfin l'uniforme français. Il se bat d'abord en Champagne, puis ailleurs, et passe au 29e dragons. En y arrivant, il va, selon la règle, se présenter à son nouveau chef, le colonel Wimpffen. Quelle coïncidence ! ... En 1870, le maréchal Bazaine commandait l'armée de Lorraine au moment de sa reddition à Metz, et le général Wimpffen commandait celle d'Alsace le jour de sa capitulation à Sedan. Mac-Mahon venait de recevoir une blessure légère et donnait ses pouvoirs à Ducrot. Quinze minutes plus tard surgissait Wimpffen, venu de la capitale à toute bride. Gouverneur d'Oran, un télégramme du ministre de la Guerre l'avait appelé d'urgence à Paris pour lui remettre le commandement de l'armée d'Alsace, au cas où Mac-Mahon l'abandonnerait. Parvenu à Sedan le jour même de la bataille, il revendique, esclave de la consigne, la lourde succession de Mac Mahon. Ducrot la lui donne. Alors ce sera Wimpffen le vaincu, et non plus son prédécesseur !... Après la guerre, il subira les feux du « Conseil d'Enquête sur les capitulations » et, comme Bazaine, recevra un blâme. Il aurait pu, à l'instar de ce dernier, crier à l'injustice et demander des juges ! Plus intelligent, il préféra se taire et partir cacher sa honte imméritée en Algérie. Bazaine au contraire s'insurgea, et, par cet acte insensé, fut l'artisan de sa perte. Quarante-deux ans plus tard, le fils de Bazaine et le descendant de Wimpffen se trouvaient face à face, le premier comme capitaine, le second comme colonel, celui-là se présentant à celui-ci, qui devenait son chef. Ah oui, quelle coïncidence ! ... Les camarades et les subalternes de Bazaine au 29e dragons, savaient-ils que le « capitaine Bazo » était le fils du maréchal de 1870 ? Attendait-il, pour le leur dire, qu'une action héroïque signalât son courage à leur admiration ?... Cette action héroïque se produisit sur la Marne, à Montvoisin. En liaison dans un moment assez dur, Bazo rencontra certaine troupe qui s'égarait. Il la harangua et, prenant sa tête, la fit revenir au combat auquel il participa lui-même pendant quatre jours. Pour cette initiative, il reçut la Croix de Guerre avec la citation suivante : « Le colonel Wianpffen, commandant le 29e Régiment de Dragons, cite à l'ordre du régiment le capitaine Bazo, Alfonso Martin, capitaine espagnol servant la France. Rend les plus grands services à son armée d'adoption par son dévouement à toute épreuve, et fait honneur à son armée d'origine par son ardeur guerrière et sa bravoure. Du 16 au 20 juillet 1918, attaché à l'E.M. d'un groupement de cavalerie, a contribué à rejeter l'ennemi sur la rive droite de la Marne, s'est fait remarquer par sa belle attitude au feu et par son courage communicatif. » nouvelle démarche auprès de Poincaré Ses permissions, le capitaine Bazo les passait à Paris ou à Poitiers. Dans la capitale, il retrouvait ses cousins français, les fils de l'oncle qui l'avait élevé jusqu'à l'âge de dix-huit ans. Également le dessinateur Willette, fils du colonel qui, jadis, avait obtenu de partager la prison du maréchal à l'île Sainte-Marguerite. A Poitiers, Alphonse Bazaine se plaisait avec le vieux colonel Blanchot, ancien officier d'ordonnance de son père au Mexique. Avec sa fille, Mlle Yorke Blanchot, ce témoin du passé encourageait le fils du malheur à surmonter ses moments de désespoir. « Bazo, gémissait-il, je m'appelle Bazo malgré moi ! Que ne puis-je crier à tous ceux qui me connaissent et m'estiment : « Regardez-moi, je me nomme Bazaine ! » Non, il ne le pouvait pas. Il recevait d'Espagne d'inquiétantes nouvelles. Là-bas, on le jugeait un peu comme un traitre. S'il n'obtenait pas la révision du procès de son père, s'il ne pouvait rester en France et se dire hautement le fils de Bazaine, il lui faudrait après la guerre retourner dans son pays d'adoption et y reprendre sa place. Non, non, il ne fallait pas qu'on sache que le Bazo du 29e dragons et le Bazaine de Madrid n'étaient qu'un seul et même homme !... Après le Onze Novembre, il hésita sur la conduite à tenir. Démobilisé en avril 1919, il alla demander audience au président Poincaré. Reçu au palais de l'Élysée, il fit ses adieux au chef de l'État et parla carrément d'une révision. « Avez-vous des « faits nouveaux » ? lui demanda Poincaré. - Le colonel Blanchot en a réunis, répondit le visiteur. Il me les a lus à Poitiers, au cours de mes permissions. » Hélas ! le vieil officier n'était plus. Mort peu de jours avant la victoire, avait-il emporté les espoirs d'Alphonse dans la tombe ?... Plus tard, beaucoup plus tard - en décembre 1938 -, le fils du maréchal écrira dans une lettre à l'auteur de ces lignes : « Le colonel a laissé de très importants documents et un livre presque terminé ; mais, dans la famille, des héritiers chicaneurs se sont partagé ces fameux documents, et je n'ai jamais pu savoir au juste ce qu'ils sont devenus. » Bref, devant Raymond Poincaré lui demandant des « faits nouveaux », le capitaine Bazo resta court. Une fois de plus, l'espoir d'une révision s'envolait. Avant de le congédier, le président de la République lui annonça qu'il le faisait chevalier de 1a Légion d'Honneur. Bazaine remercia, mais le diplôme ne devait lui parvenir qu'en 1921 et en Espagne. Il dut en effet y retourner, la mort dans l'âme ... le témoignage de Claude Farrère Ses compatriotes d'adoption le reçurent plutôt mal. Évoquant cet accueil équivoque dans sa vieillesse, il devait écrire ces phrases où la langue et le style payent leur tribut au chagrin : « J'avais fait toutes les opérations depuis la Champagne 1915, etc. J'aurais cru (bien entre nous) que ceci en rentrant...!? Mais depuis le plus haut au plus petit (la VICTOIRE FRANÇAISE avait déçu) ne me manifesta aucune sorte de sympathie. Bien mieux, les années passées au service de MON VERITABLE PAYS, au moment de prendre ma retraite limite d'âge ici, ces années passées hors cadre me valurent en moins les annuités aux droits sur la complète pension de retraite, ce qui me fait une différence assez forte... » Mais avant de vivre dans cette retraite, le capitaine retrouvait sa place auprès d'Alphonse XIII en 1920. A peu près seul, le roi ne tenait pas rigueur, à son éternel protégé, du stage de celui-ci dans l'armée française. Toutefois, il ne pouvait lui donner un avancement qui déplaisait aux sphères militaires, restées germanophiles. Voilà pourquoi Bazaine, bien qu'âgé de cinquante-cinq ans lors de la rébellion du Rif, en 1925, servit dans la campagne avec seulement le grade de commandant. Trois ans plus tard, en 1928, il revenait à Paris. Au Maroc, il avait connu des officiers français qui l'encourageaient, par lettre, à tenter une nouvelle fois des démarches en vue de la révision. En France, il rencontra Mlle Blanchot, la fille du colonel, et lui demanda si elle avait retrouvé les documents rassemblés par son père. Elle répondit négativement, mais elle possédait le manuscrit rédigé par l'ancien subalterne du maréchal grâce aux fameuses pièces, et elle assura son visiteur qu'elle allait tout faire pour obtenir sa publication. Mlle Blanchot devait échouer. Sans doute le livre, composé par un homme intelligent, certes, mais non un écrivain, découragea-t-il les éditeurs consultés. Au cours de ce voyage (le dernier qu'il fit en France), Bazaine revit Claude Farrère, connu par lui au cours de la guerre, et qui, bien qu'officier de marine, avait servi dans les chars sous son véritable nom de Bargone. Et lorsqu'après de vaines démarches auprès des pouvoirs judiciaires, Alphonse retourna, désolé, en Espagne, il reçut du célèbre auteur de « La Bataille » cette carte toute simple, mais combien éloquente : « Veuillez trouver ici, Monsieur, l'assurance de la grande et déférente sympathie d'un officier français qui a combattu à côté de vous en 1914-1918, et ne se résigne jamais à souscrire aux injustices ! Claude Farrère, capitaine de corvette en retraite. » Plus tard, il devait lui adresser cette autre carte, non moins symptomatique : « Merci, Monsieur ! Il m'est doux qu'un simple cri de justice que j'ai jeté un jour sans espérer qu'il serait entendu, m'ait valu la sympathie d'un homme tel que tous ! Claude Farrère, de l'Académie Française. » Non datée, cette épître était postérieure à 1935, puisque le père de « Mademoiselle Dax » fut élu à l'Académie cette année-là. Ainsi le grand écrivain portait-il, par deux fois, témoignage de son opinion relative à la conduite du maréchal Bazaine. Cette même année 1935 devait voir la mort d'Eugénie, la sœur aînée d'Alphonse. Depuis son retour du Mexique, en 1900, elle traînait l'effroyable héritage de son nom. Pensons à ce qu'aurait pu être sa vie, si la malheureuse n'eût été la « fille du traître » ! Son destin fait songer à « La Vieille Fille » d'André Theuriet : Pauvre fille sans dot, sans beauté, sans amour ... Jadis, quand le printemps fleurissait sa fenêtre, Elle disait, sentant frissonner tout son être : « Le bonheur inconnu tiendra-t-il aujourd'hui ?... » Les printemps sont passés, vides et lourds d'ennui ; Son œil bleu s'est voilé d'une langueur mortelle ; Elle dit maintenant : « La fin, quand viendra-t-elle ? » Cette fin lamentable, nous ne la connaissons que par ces mots du commandant : « Je reçus, au soir du 30 octobre 1935, un télégramme d'une vieille dame française qui, à Madrid, s'occupait de ma sœur. Elle était morte subitement. Le 1er novembre, quand j'arrivais, je la trouvais au dépôt du Cimetière de l'Est. La pension de famille, où elle s'était logée dernièrement, l'avait fait transporter là. Triste fin pour une si jolie enfant baptisée à Paris, en grande pompe, dans les bras de l'impératrice Eugénie, sa marraine, dans le château des Tuileries, le maréchal mon père étant alors le chef de la Garde impériale !... Seul au matin, avec une couronne passée à mon bras gauche, je l'enterrais au Cimetière de l'Est. » une lueur d'espérance L'histoire du procès, de ses dessous politiques et du trouble qu'il apporta dans les consciences, devait faire l'objet, en 1938, d'un gros ouvrage paru en librairie sous la même signature que l'actuel récit. L'auteur - il s'excuse de parler de lui, mais de quelle sorte y manquer s'il veut faire comprendre la suite ? - l'auteur ignorait alors l'existence du commandant Bazaine. Il connaissait bien les circonstances curieuses de sa naissance à Cassel, puisqu'il la décrivait dans son livre, mais il ne savait pas ce qu'était devenu l'enfant né en Allemagne « sur la terre de France ». Il le croyait mort, évidemment. Un jour il reçut, non sans surprise, une lettre de Larache, ville de la zone espagnole du Maroc. Cette lettre était signée : Alphonse Bazaine. Une amie de ce dernier avait acheté le livre dans une librairie de Bruxelles. L'ayant lu, elle l'avait expédié au commandant, qui vivait en retraite à Larache depuis que la Révolution espagnole, en 1932, avait renversé Alphonse XIII. La lettre d'Alphonse Bazaine débordait de reconnaissance. En voici un extrait, qui montrera l'état d'esprit de son expéditeur : « Je vis dans mes tristes souvenirs, et croyez bien, lorsqu'un courageux défenseur paraît pour rectifier cette infâmante légende historique, cela me redonne du courage et surtout de l'espérance pour arriver, avant ma mort, à cette rectification d'une juste cause.,. « Votre ouvrage a fait du bruit, je reçois des lettres qui me le prouvent. Mlle Blanchot, fille du colonel, qui habite à Poitiers, fut une des premières. Il y avait des années qu'elle ne correspondait plus, et la voilà maintenant toute flamme ! » Démesurément longue, cette lettre était tapée à la machine. A la fin seulement, elle comportait ces mots manuscrits, dont les caractères s'inclinaient très fortement à gauche : « Pardonnez l'écriture, un malheureux accident d'auto ici, dans le bled, m'a privé du bras droit. Encore une fois merci. A. Bazaine. » Cet accident remontait au 4 septembre 1929. Roulant en zone française, à cent kilomètres de Larache, la voiture était tombée dans un ravin. Grièvement blessé, le conducteur dut subir l'amputation du bras. A dater du jour de réception de cette lettre, une correspondance très suivie s'engagea entre Paris et Larache. On échangea des photographies de famille et des documents historiques. Une amitié réelle, bien qu'uniquement épistolaire, fut le résultat de ces entretiens postaux. Tout ce qu'on vient de lire sur la vie d'Alphonse Bazaine est contenu dans cette longue correspondance. Hélas ! elle devait diminuer à partir de septembre 1939, à cause de la guerre, puis s'arrêter en 1940 et ici ... mais il nous faut revenir un peu en arrière, afin de montrer comment le vieux retraité, âgé de soixante-neuf ans et n'ayant plus que le bras gauche, demanda une fois de plus à venir combattre dans l'armée française. démarches auprès du président Lebrun En mai 1939 se terminait le septennat du président de la République. Deux mois plus tôt, la presse commençait à évoquer la prochaine réunion du Congrès de Versailles. En raison des menaces de guerre, M. Lebrun demanderait-il le renouvellement de son mandat ? Aurait-il un successeur autre que lui-même ? ... Profitant de cet état d'esprit, l'auteur du présent texte composa, en mars et pour un quotidien de Paris, un reportage en douze articles intitulé : « L'Élysée Secret. » Pour l'écrire, il lui fallut questionner plusieurs fonctionnaires de la Présidence, visiter le palais, consulter ses archives. Au cours de cette enquête, le journaliste et un de ses guides se trouvèrent soudain en tête à tête imprévu avec le président Lebrun. Celui-ci, depuis sept ans, avait la réputation, justifiée ou non, de refuser toute déclaration personnelle à la presse. Aussi son visiteur s'empressât-il de lui dire : « Monsieur le Président, je n'ai nulle intention de vous demander une interview !» La conversation s'engagea, et le solliciteur, dans le dessein de la faire durer, parla de son livre sur le procès Bazaine. Intéressé, le président lui dit alors : « Eh bien ! envoyez-le-moi. » L'auteur adressa le volume à l'illustre destinataire. Quelques jours plus tard, ce dernier faisait répondre, par un secrétaire, qu'il avait lu l'ouvrage « avec intérêt ». Ce n'était rien, et cependant c'était beaucoup pour le commandant Bazaine, immédiatement avisé. En mai, le président Lebrun était réélu. En septembre, la guerre éclatait. Le 7, Alphonse Bazaine écrivait à son correspondant parisien : « Cher Monsieur, Voilà la guerre, que je prévoyais depuis longtemps. Vite la France ! et sa victoire. Mais, cette fois-ci, il faut y aller jusqu'au bout, non comme en 18 ! Je brûle de resservir la France. Fort et en excellente santé, moins mon bras droit qui manque, le reste est très bon. Bazo, exigé ainsi par la loi de neutralité, qui aujourd'hui renaît en Espagne, sous ce même pseudonyme je coudrais reprendre service SURTOUT POUR LA ZONE DE GUERRE, et JE VIENS DONC vous prier dans cette lettre de me répondre au sujet de ce que je dois faire, vous priant également, en cas utile, de faire vous-même la démarche en mon nom ! Vous pourriez peut-être vous adresser au Président de la République, puisque vous le connaissez. Je vous en serais très reconnaissant ... » Mobilisé comme lieutenant de réserve, le destinataire reçut cette lettre dans son unité. Touché de ce désir un peu saugrenu, il faut le dire, d'un mutilé de soixante-neuf ans, mais admirant son singulier patriotisme, il adressa une demande au président Lebrun, lequel fit répondre par le directeur de son cabinet : « Il appartient à la personne dont il est question dans votre lettre, de se mettre en rapport avec M. le Ministre de la Défense Nationale et de la Guerre, qui reçoit les engagements à titre étranger. » Entre temps, et sans attendre la réponse, le vieillard impatient écrivait lui-même au chef de l'État : « Larache, 14 septembre 1939. A Son Excellence Monsieur Albert Lebrun, Président de la République Française. Je m'honore, comme en 1914, de me diriger à nouveau au Président de la République. « Fils d'un maréchal de France, de cœur et de sentiments bien français, mon fervent désir est de resservir mon pays d'origine, dans cette nouvelle guerre imposée par l'ennemi héréditaire. Victime des destins tragiques de l'histoire, élevé à Paris, filleul des rois d'Espagne, naturalisé par décret royal, à ma majorité j'ai, comme engagé volontaire depuis la campagne de Cuba et au Maroc, servi pendant quarante ans ce noble pays. Capitaine de cavalerie en 1914, étant officier d'ordonnance du Ministre de la Guerre à Madrid, le Président Poincaré acquiesça à ma prière d'engagement ... (Suit l'exposé de ses états de service en France.) Conservé très jeune malgré mes 69 ans, et le bras droit perdu dans un funeste accident, je monte à cheval et fais tous les exercices. Né sous le drapeau français, au déclin de ma vie mon vif désir est de mourir sous ses plis. Je prie donc Votre Excellence de vouloir bien prendre en considération cette sollicitude, pour les services que je puis être en aptitude de remplir, désirant surtout que ceux-ci soient au front ou dans la zone de guerre. Avec un cri de Vive la France, recevez bien respectueusement, Monsieur le Président, le témoignage de mes fervents vœux de victoire. » Remise au vice-consul de France à Larache, cette requête peu académique, mais combien émouvante, rejoignit son destinataire par la valise des Affaires Étrangères. Les deux réponses - celle de l'écrivain et celle de l'Élysée - parvinrent en même temps au Maroc. La seconde annonçait que la lettre du commandant avait été transmise au président du Conseil. Que devint cette prière ?... Le temps de la faire aboutir coïncida, hélas ! avec l'écoulement du sablier de la « drôle de guerre », l'invasion de la Norvège, l'expédition franco-anglaise à Narvik, l'attaque allemande du 10 mai, enfin la campagne de France et l'armistice du 25 juin. Trop tard ! le fils du maréchal ne pouvait plus servir dans l'armée française, et l'auteur du livre sur son père était prisonnier en Allemagne. les effets de la gratitude Pendant cinq ans, il ne devait plus entendre parler d'Alphonse Bazaine. Un jour il lui écrivit, de son Oflag perdu dans les montagnes de l'Autriche. Deux membres féminins de sa famille - deux membres très proches - avaient été, en France, arrêtés par la Gestapo. Emprisonnées, ces deux personnes risquaient la déportation. « Pouvez-vous, mandait-il à tout hasard au vieux commandant, faire quelque chose pour elles ? » Il n'osait en dire davantage, pensant bien que son ami espagnol saurait lire entre les lignes et tenterait une démarche par l'intermédiaire du gouvernement de Madrid. C'était de la naïveté pure ; les Allemands ne lâchaient pas facilement leurs proies, mais le prisonnier de guerre avait l'excuse de son isolement dans les barbelés et de son angoisse pour ses chères captives. Lue par la censure du camp, sa lettre à Bazaine lui fut rendue : la poste militaire refusait de l'acheminer. A quelque temps de là, une délégation de la Mission Scapini - chargée du sort des prisonniers de guerre - vint visiter l'Oflag. Le captif exposa son désir au chef de cette délégation. « Donnez-moi votre lettre, lui répondit-on ; nous tâcherons, sans rien vous promettre, de la faire parvenir à Larache. Peut-être par Genève. » Par quel miracle arriva-t-elle à destination ? Toujours est-i1 qu'Alphonse Bazaine la reçut. Aussitôt il effectua des démarches ... qui ne pouvaient aboutir, évidemment. Plus tard, beaucoup plus tard, après la guerre, alors que les rares survivants des bagnes politiques étaient rentrés en France, il adressa, à son correspondant revenu lui-même de son Oflag, ces mots qui se passent d'explications : « Larache, 11 août 1945. Cher ami, c'est avec la plus grande joie que je reçois votre lettre du 6 juillet. La correspondance est vraiment dans ces jours bien longue et retardée. Mais enfin, tous voilà tous libérés et surtout VIVANTS !! Combien de souffrances ! Ah, ces horribles camps-charniers ! vos recherches désespérantes à retrouver vos chères déportées ! ... Sa lecture m'a fait tressaillir, je l'ai lue et montrée ici à quelques-uns, ceux encore qui avaient des doutes ; car vous ne pouvez vous imaginer les « fermes hermétiques » qu'il y avait par ici ... Vous n'avez pas à me remercier de ce que j'ai pu faire au reçu de votre demande... » Ce qu'il avait fait ? Le bon vieillard s'était adressé à un haut fonctionnaire de la Croix-Rouge espagnole et à d'autres personnalités qu'il citait dans sa lettre, mais en priant son destinataire de respecter leur incognito. Ces personnages étaient intervenus auprès des autorités germaniques de Paris, leur demandant de stopper l'envoi en déportation des deux membres de la famille du prisonnier de guerre. En vain, naturellement. Déplorant ce refus, Alphonse Bazaine ajoutait, à l'adresse des nazis, d'impitoyables jugements qu'il vaut mieux taire aujourd'hui, l'entente franco-allemande étant devenue l'une des bases de la paix en Europe. II concluait enfin ; « Je regrette chaque jour de n'avoir pu SERVIR la France dans cette guerre. Jamais, dés le début, je n'ai douté de la victoire finale, je l'ai toujours manifesté et écrit. Mon âge et mon bras qui manque m'ont obligé, après mes demandes, de rester coincé ici. » la fin d'un brave homme En 1947, l'auteur du livre de 1938 le fit rééditer - revu et corrigé - sous un nouveau titre. Il en adressa un exemplaire au commandant ; puis, au fur et à mesure qu'elles paraissaient, les coupures de presse qui en faisaient la critique ou l'éloge. Sur l'une de ces coupures se trouvait la photographie du président Vincent Auriol recevant l'ouvrage des mains de l'écrivain, lors de la vente de charité, en 1948, de l'Association des Écrivains Combattants. Du coup, voici Alphonse Bazaine à nouveau plein d'espoir. Il griffonne pour toutes ses relations, pour ses anciens compagnons d'armes, il demande enfin à son ami parisien de tenter lui-même une action en vue de la révision. Il lui dit : « Pourquoi n'iriez-vous pas trouver Maître X... (l'un de nos plus célèbres avocats) en lui proposant de s'occuper de l'affaire ? » Bien que jugeant l'époque peu propice à un tel débat, l'auteur de ces lignes écrivit au juriste en question. « Je VOUS remercie - répondit celui-ci - de m'avoir envoyé votre livre et de m'avoir mis en même temps au courant du projet de votre correspondant nord-africain. Je ne crois pas que le moment soit bien opportun pour rouvrir un débat clos depuis très longtemps. Nous sortons d'une épreuve et d'un procès qui ressemblent trop à ceux de 1871 pour qu'on puisse, avec l'ombre d'une chance de succès, ranimer l'opinion. » C'était parler en sage. Toutefois - et sans prendre parti dans l'affaire Bazaine et dans celle à laquelle l'avocat faisait allusion - il faut bien préciser l'énorme différence entre les deux causes. Juridiquement et humainement, elles ne se ressemblent pas. Le maréchal Bazaine, commandant en chef d'une armée au combat, fut condamné pour « capitulation militaire » (articles 209 et 210 du Code de justice militaire de l'époque) ; l'autre maréchal fut accusé, non pas comme chef militaire, mais comme chef d'État, d' « intelligence avec l'ennemi » (articles 75 et 87 du Code pénal). En tout cas, quelle désillusion pour Alphonse Bazaine !... A cette époque - 1948 - il atteignait sa soixante-dix-huitième année. Il vivait toujours à Larache, auprès de son épouse. Ils avaient une fille, mariée à un fonctionnaire de l'administration tangéroise. Lorsqu'il apprit le refus courtois de l'avocat parisien, il se rendit à ses raisons. Pourtant, il écrivit : « Le seul espoir qui me faisait encore vivre, vient de s'évanouir. Maintenant, je n'ai plus qu'à disparaître. J'ai hérité malheureusement le sentiment de haine ou de honte porté à mon nom dès ma jeunesse en France, qui m'obligea à m'expatrier. Ma vie a été difficile et combattante, mais mon cœur est toujours resté bien français. » Un an plus tard, en 1949, une affection de l'intestin le terrassait. Pendant trois semaines, sa femme et sa fille essayèrent en vain de le sauver. Transporté dans une clinique, il mourut sans avoir jamais pu réaliser son rêve, et sans doute ses dernières pensées furent-elles pour son père et sa mère, décédés dans l'indigence et la honte, après avoir reçu du ciel la fortune et la gloire ; également pour son frère et sa sœur qui, au moins dans leur prime enfance, avaient connu de telles satisfactions, quoique sans les apprécier. Lui seul, de toute la famille, ne pouvait se souvenir de pareilles jouissances : marqué dès l'origine par le malheur, il était né en captivité, bien que « sur la terre de France ».
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