Le débit de boissons Kr. à Sainte-Agathe
(Source : ADM / 24 Z 46)
En novembre 1925, Georges Kr., 57 ans, né en Moselle à Vahl Ebersing en 1868, marié, un enfant, remplit
la demande tendant à obtenir l’autorisation d’installation de débit de boissons dans l’immeuble sis à Sainte-Agathe.
C’est un nouveau débit,
justifié spécialement pour les besoins des ouvriers, et a son utilité pour les ouvriers de l’usine de Sainte-Agathe, vu que l’auberge prendra des pensionnaires.
Le bâtiment a été construit en 1844. La salle de débit, d’une hauteur de 2,45 m, mesure 4,25 m sur 5 m, est éclairée par une fenêtre.
Les cabinets sont dans la cour. Le requérant s’engage à en construire de nouveaux si les existants ne répondaient pas aux conditions d’hygiène.
La demande est signée par le maire de Woippy, M. Mangenot, avec avis favorable.
L’autorisation est accordée par la sous-préfecture le 19 février 1926 avec concession limitant la vente aux seules boissons alcoolisées titrant moins de 23°.
En avril 1926, le sous-préfet de Metz-Campagne reçoit la lettre suivante :
Metz, le 14 avril 1926
Monsieur le sous-préfet de Metz-Campagne
Le soussigné Th. Eugène a l’honneur de vous exposer pour examen et suite la déclaration suivante :
Je voudrais dans la suite attirer votre attention sur une cantine « Cambuse ou Rancho » tenue par un nommé Kr., située à Sainte-Agathe, commune de Woippy, route de Rombas, dont la tenue et le manque de locaux hygiéniques provoquent de grands scandales publics sur la route.
Etant convalescent et profitant du beau temps, je me suis rendu dans le courant mars à Woippy. Ayant prolongé ma promenade jusqu’à Sainte-Agathe dans l’intention de rencontrer une auto pour me ramener, je suis entré dans une espèce de cantine, Kr. Ayant consommé une bouteille de bière, surpris d’un malaise, j’avais demandé les W.C. Or qu’elle ne fut pas ma surprise, après m’être adressé à une femme de la cuisine, d’entendre : «
Allez devant la porte, nous ne somme pas encore installés », ce que je fis, et m’installais devant la porte aux yeux de tous passants.
Le lundi de Pâques, m’étant transporté de nouveau là-bas, je sollicitais les W.C. Cette fois on me conduit dans l’écurie des vaches où après avoir traversé l’écurie, derrière celle-ci on aboutit derrière la maison, près d’un tas de fumier où un petit cabinet (local pour les habitants) y était placé. En sortant, je vis un marcaire ivre, qui le pantalon ouvert urinait sur la route (10 h 1/2) titubant mettant toute ses parties à l’étalage devant les enfants et passants du voisinage.
Ayant aperçu une T.S.F. sur la toiture de cette cambuse, ça m’a donné à réfléchir, et je me suis mis en quête de savoir.
Renseignements pris, voici ce que j’ai récolté. Qui est Kr ? Ses sentiments sont allemands on ne parle que l’allemand dans son entourage. Dans la suite, je vais vous donner une petite biographie de quelques temps avant l’armistice.
Kr. avait un cochon à tuer, pour lequel il fit venir M. Cadet, cultivateur de Saint-Remy, qui y habite encore actuellement. Le cochon tué, Kr. se mit à califourchon sur l’animal, et saisissant les deux oreilles de celui-ci, il tint les propos suivants : «
Bon Dieu, si je tenais seulement le dernier Français comme ce cochon là ». En apprenant ceci, j’ai été très surpris de voir que la sous-préfecture accorde la licence à un citoyen de cette envergure. A-t-elle prit des renseignements ? Que se passe-t-il là-bas ? La police de Woippy ne passe pas du tout, la gendarmerie rarement, par conséquent, Kr. qui a un peu de sang américain a bien choisi son coin pour y faire un « Rancho » et s’en est un !
Depuis le mois de juin 1925, Kr. vendait toujours à boire (sans permis de débiter). Tous les passants, laboureurs, garçons de ferme, trimardeurs, etc., consommaient jusque tard dans la nuit. Pour ceci, il avait monté un petit hangar devant la maison, où durant la saison, on y consommait, certaines journées jusqu’à 3 heures du matin, jouant aux cartes, etc... A plusieurs reprises, avec le concours d’un phonographe on dansait, toujours pour attirer ses victimes et le contremaître à boire... Qui vient contrôler là-bas ? Personne ! Kr. savait ça. C’est ainsi qu’il se mit à exploiter tous les étrangers et passants qui avaient le malheur de tomber dans son Rancho. Chaque trimardeur, vagabond, individu louche qui craint l’entrée dans la ville, trouve asile et bon accueil chez lui. Pour 1 franc, il couche sur la paille dans le grenier (déclaration de la police : néant !). Le tabac de contrebande, les objets de provenance louche, sont acceptés par les trimardeurs en guise de monnaie courante. Celui qui a un peu d’argent, on le force à boire, sitôt ivre, on l’exploite et on le balance dehors. Exemple d’extorsion !...
Actuellement, on procède aux travaux de fondations pour un dépôt de benzine à proximité de Sainte-Agathe, sur la voie du chemin de fer.
Cinq ouvriers étrangers y avaient pris pension dans le Rancho. Au bout de trois jours, ceux-ci ont quitté le Rancho, non sans avoir réglé pour le motif que Kr. leur prenait 13 frs par jour (sans souper) et la nuit sur la paille au grenier sous la tuile. Tout comme au Far-West ! Ils n’ont jamais été déclarés à la police.
Autre fait : Un domestique des fermes avoisinantes avait pris pension chez Kr. et profitant de la bêtise de ce garçon, qui est même étranger au pays, il le forçait toujours à boire, même du crédit, tant qu’il en voulait, de façon que Kr. au bout de 15 jours lui présenta une facture de 396 francs, que le garçon paya, et il ne revint plus jamais.
Remarque assez importante : il n’y a que des Allemands qui fréquentent le Rancho, et sous l’égide : «
La Russie est grande, le tsar est loin ». Kr. brûle la politesse à toutes les lois locales. Il accroche les passants sur la route et à leur travail pour leur payer un coup soit disant, en réalité c’est pour les exploiter. C’est une exploitation des étrangers à l’étranger, mais il s’en moque !
Il n’y a pas si longtemps qu’un homme ivre ou pas, fut victime d’un accident d’auto, en sortant vers 10 h 1/2 du soir du Rancho.
Or voilà trois mois environ à la date de ce jour, que Kr. aurait sollicité le permis de débiter. La sous-préfecture accorde volontiers le permis à condition que le débit ainsi que cabinets, pissoirs, etc., répondent aux lois de police d’auberge. Là-bas, il n’y a rien !
Tous les clients, ivres ou pas, se placent sur la route pour uriner, et même pour faire leurs gros besoins. Lorsqu’un client demande les W.C., on lui dit : «
Allez devant la porte ». Voilà les scandales qui s’offrent aux yeux des passants journellement. Mais le plus scandaleux, c’est l’outrage public pour les petits enfants du voisinage. C’est une honte ! Plusieurs plaintes formulées à Woippy sont restées sans résultat !
Y-a-t-il corruption ? Ou ferme-t-on les deux yeux ?
Il y a derrière la maison un tas de fumier à côté duquel fut installé un petit cabinet pour les habitants de la maison, veut-on y aller, il faut être bien chaussé pour que le purin ne vous entre dans les chaussures. Au même endroit, il y a des écuries de cochons, sur la toiture desquelles on pouvait voir encore le lundi de Pâques des petits cochons crevés en putréfaction, une bonne odeur par ces chaleurs, pour le client qui veut faire ses besoins derrière la maison, voilà l’hygiène du Rancho de Sainte-Agathe.
Je laisse à la sous-préfecture de se rendre compte elle-même, toujours est-il que le débit dans sa hauteur n’y largeur ne répond aux lois de police des débitants, et Kr. ne pense guère en ce moment à faire des frais, il compte sur un bouleversement « Autonome ».
Il a trouvé de l’argent pour monter une T.S.F. sur sa toiture, mais pas pour les locaux hygiéniques qui font complètement défaut chez lui. Pourquoi cette T.S.F, pour mieux correspondre avec ses compatriotes d’Outre Rhin.
Il faut entendre les conversations, lorsque 3 ou 4 d’Outre Rhin, ou Sarrois, sont attablés avec Kr.. Le drapeau français est vilipendé, ils boivent à la santé de la
Zukunft, et se réjouissent de voir un jour les Français quitter l’Alsace-Lorraine. Lui Kr., ne veut point faire de commerce avec ce qui est français. Mais il veut le permis de débiter !...
Une autre affaire, c’est l’embouteillage des véhicules hippos et automobiles qui provoque par moment une vraie entrave à la circulation de la route. Lorsque 2 ou 3 voitures s’arrêtent devant le Rancho, les autres venant de Metz ou Maizières sont obligés de stopper et de venir prier MM. du Rancho de bien vouloir ranger leurs voitures à droite ou à gauche afin de pouvoir passer. Mais ces Messieurs plus ou moins à jeun, vocifèrent des paroles d’injure contre les plaignants et se moquent de tous, ce qui provoque souvent de grandes discutions sur la route.
MM. Paulin et Gandar, boulanger, en savent quelque chose !
Pas plus tard que le 11 avril 26 au soir, deux ouvriers de passage, s’étant rendus dans le Rancho pour se rafraîchir, et s’intéressant pour les travaux du dépôt de benzine, Kr. qui croyait voir deux ouvriers chercher de l’embauche s’est attablé avec eux dans l’espoir de boire un bon coup sur leurs comptes. Comme tous deux parlaient allemand, il croyait voir deux compatriotes de la
Haimat, il vociférait contre les Français, disant : «
Ha ! Au temps des Allemands, fallait voir les officiers allemands, il y avait de la discipline ! ». Et prenant l’attitude d’un officier allemand imitant le salut militaire, la tête jetée en arrière, il ajouta (en allemand dans la lettre, puis traduit) : «
Les français, c’est des merdes. Les paquets de cochons, que le Diable les enlève ».
Il m’était venu à l’idée de publier un article dans le journal mais j’ai préféré aviser M. le sous-préfet pour ne pas agrandir les armes de nos ennemis ici.
En outre, je suis en état de pouvoir fournir aux gendarmes enquêteurs, tous renseignements complémentaires sur cette affaire, même noms et adresses des ouvriers victimes de ce Rancho.
Veuillez agréer Monsieur le sous-préfet l’expression de mon plus profond respect.
Eugène Th.
(Invalide)
11, Rue du Pontiffroy à Metz.
PS. Excusez mon écriture, je suis paralysé et fais ce que je peux pour [..?..] notre pays de ces parasites.
Cette lettre est transmise à la Gendarmerie de Metz pour
exercer une surveillance particulière sur ce débit qui serait assez mal tenu et fréquenté surtout par des gens de toutes nationalités aux allures assez louches.
Le sous-préfet recevra un peu plus tard le rapport suivant :
En vous retournant la plainte ci-jointe du nommé Th. Eugène, demeurant à Metz, rue du Pontiffroy, 11, j’ai l’honneur de vous faire connaître ce qui suit :
Le signataire est le sieur Th., autrefois agent de police à Montigny, puis agent de la sûreté de Metz, révoqué de ses fonctions et plusieurs fois condamné.
Le cafetier visé, est le nommé Kr. Georges, lorrain réintégré de P.D., né le 26.10.1868 à Vahl-Ebersing, (Moselle), tenancier d’un débit à St-Agathe, écart de Woippy.
Antérieurement, -ils habitent à cette adresse depuis deux ou trois années-, les époux Kr. résidaient à Metz et le mari travaillait à Devant-les-Ponts à la fabrique de conserves Brenner.
Il est probable que Th. agit ici par vengeance ou par intérêt, peut-être pour rendre service contre rémunération du cafetier voisin et concurrent de Kr.
Cependant l’enquête a permis d’établir que Kr. est lui même un sujet peu intéressant. Il est bien exact qu’au cours des hostilités, il a tenu des propos outrageants pour la France et fait montre de sentiments pangermanistes. M. Cadet, demeurant à St-Rémy, honorablement connu est d’accord avec Th. sur ce point.
En ce qui concerne le café, il est certain que l’installation de Kr. est assez rudimentaire, toutefois, les assertions de Th. sont exagérées : la salle de débit et la cuisine sont assez bien tenues et il existe dans la cour de l’immeuble, des cabinets analogues à ceux qu’on trouve dans les campagnes.
En résumé, il convient de retenir : que Kr. est un individu à surveiller, en ce qui concerne son attitude au point de vue national, et, d’autre part, que son débit est à signaler à la gendarmerie qui veillera à ce que le cafetier observe strictement la police des cafés et des maisons de logeurs.