La gare de METZ
UN MONUMENT HISTORIQUE MÉCONNU
Pour beaucoup de Français, la ville de Metz est une ville germanique. Si, en débarquant pour la première fois, ils ont passé par la gare et son quartier, cela se comprend. La visite de la vieille ville altérera toutefois cette impression.
La gare de Metz ne se conçoit pas sans son contexte militaire, urbanistique, politique et économique. Mis à part les villes-capitales, c'est vraisemblablement un des rares cas où la construction d'une gare ferroviaire relève d'une conception globale. Cela oblige à faire un bref rappel historique (*).
(*) Cet article a été publié dans le bulletin d'informations de la région de Metz. Nous remercions l'auteur de nous avoir autorisés à le reproduire.
La défaite de 1870 est à attribuer, pour une bonne part, à la conception du réseau ferroviaire tel qu'il est issu de la loi de 1842. L'échec de l'armée du Rhin, commandée par Bazaine, en 1870, sous les murs de Metz, peut être grandement imputé à l'insuffisance du réseau ferré. Qu'on en juge. Metz, principale place fortifiée de France (
qu'on pense à Vauban Les forteresses défendent les provinces, Metz défend l'État) n'était même pas reliée
directement par voie ferrée à Paris. Toutes les relations passaient par Nancy ou par les Ardennes. Y compris le télégraphe.
La première gare de Metz, construite vers 1850, était une gare-terminus. Située dans les fortifications (à la limite de la citadelle) elle ne s'étendait pas, avec les annexes, sur quatre hectares. Elle n'était adaptée ni au trafic moderne, ni surtout à la mobilisation d'armées modernes exigeant un matériel considérable.
Les Allemands se contenteront de cette gare pendant près d'un quart de siècle. Lorsque le danger d'une guerre franco-allemande se précisera, ils entreprendront de gigantesques travaux pour donner à la ville de Metz une des gares les plus imposantes et les plus fonctionnelles. Sa construction est intimement liée à l'urbanisme wilhelmien.
Metz, plus grande forteresse du monde
La portée de l'artillerie n'a cessé de s'allonger dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Aussi l'enceinte fortifiée héritée du XVIIIe siècle (construite par Cormontaigne) n'avait-elle plus de signification. Après 1890, même
les forts détachés constituant la première ceinture : forts de Queuleu, Saint-Julien, Saint-Quentin, Plappeville, Saint-Eloy, les Bordes, Saint-Privat, distants de
deux mille sept cents mètres de l'enceinte, ne correspondaient plus aux nécessités techniques. On commençait à concevoir une deuxième ceinture de forts détachés, les Festen (groupe fortifié), distant chacun de plus de cinq à sept kilomètres du centre ville.
Cela permettait de démanteler l'ancienne enceinte du XVIIIe siècle, mais nécessitait pour la desserte de cette nouvelle ceinture la construction d'une
nouvelle gare, fonctionnelle et... symbolique. En effet, le fameux plan Schlieffen qui servit de base pour l'attaque de la France en 1914 stipulait qu'en cas d'attaque de la France par l'Allemagne, le front allemand ne bougerait pas de la
frontière suisse à Metz. Metz servant de pivot, l'aile tournante se mettrait en marche depuis la Côte. Elle se rabattrait devant Paris, puis Metz, pour fermer le filet. La bataille de la Marne déjoua ce plan.
Après 1871, la frontière franco-allemande passera à
une quinzaine de kilomètres au sud de Metz. Grâce aux Festen, gigantesques forts autonomes,
la deuxième ceinture de forts cerne un périmètre de près de soixante-dix kilomètres ! Metz a été à la veille de la guerre de 1914-1918 la plus grande forteresse du monde. C'est à Metz que va débarquer l'essentiel des armements et des troupes partant à l'assaut de Verdun.
C'est par un décret du 9 février 1898 que l'empereur Guillaume Il autorisa
le nivellement des fortifications entre la Moselle (citadelle) au sud, et la porte des Allemands à l'est. On décida de conserver quelques vestiges : porte Serpenoise, tour Camoufle, porte des Allemands. Pendant un certain temps, la question était de savoir si l'ancienne gare (place du roi George, à l'heure actuelle) devrait être transformée en gare de passage ou si on devait construire, de toutes pièces, une nouvelle gare. Car, en dehors des préoccupations militaires qui étaient primordiales, on nourrissait des préoccupations urbanistiques. On pensait faire du quartier de la nouvelle gare un quartier dynamique.
Ce n'est qu'en 1901 qu'un concours pour la construction fut ouvert. Entre-temps on avait décidé de construire une nouvelle gare, de taille suffisante, pour répondre à tous les besoins actuels et à venir. Les contraintes imposées aux architectes étaient relativement minimes. Il fallait, entre autres, prévoir une salle de réception pour l'empereur ; les locaux de travail devaient être aérés et lumineux, la pierre de taille utilisée devait être celle employée pour les autres monuments. Certains projets furent présentés avec des titres significatifs « Unité et Droit et Liberté » ou « Libre par la Raison, Fort par les lois ». Des dix-neuf projets, ce fut celui de l'architecte berlinois Jürgen Kroger, qui portait le titre « Lumière et Air », qui fut retenu, après quelques retouches exigées par l'Académie royale. Un des projets était presque du pur Jugendstil (Modern Art). Mais son inspiration ne correspondait pas au
symbolisme que devait exprimer la nouvelle gare.
Symbole d'une alliance
La gare de Metz est de style
néo-roman rhénan. Il semble que Guillaume II avait un faible pour le style roman. Peut-être est-ce parce que cette époque avait vu la grandeur du
pouvoir impérial. La construction s'échelonne de 1904 à 1908. L'inauguration a lieu en août 1908. Le bâtiment a quelque ressemblance avec la gare de Worms (sur le Rhin), construite par la direction des chemins de fer de Hesse. Plusieurs éléments ont inspiré la construction de cet imposant édifice. L'empereur a voulu que la gare,
qui voit passer les représentants de toutes les classes sociales, montre l'alliance entre le politique et le religieux et qu'elle soit en même temps
un lien entre les différentes catégories sociales.
Si l'ensemble des bâtiments mis au concours devait comporter un bâtiment pour voyageurs, une aile nord-est pour recevoir les « marchandises » (colis, bagages), un bâtiment sud-ouest destiné à abriter les services et, un peu plus loin, un bâtiment réservé aux services postaux (tri aujourd'hui), il faut souligner que le bâtiment principal retenait toute l'attention. Le tiers nord-est devait ressembler à
une église romane, avec façade formée de verrières et tour. C'est effectivement l'aspect qu'offre la gare vue de l'extérieur. Cet aspect est rehaussé lorsque, la nuit, le hall de départ, qui ressemble à un vaste temple, est éclairé. De même pour la tour-clocher. En effet, l'empereur se sentait le protecteur de l'Eglise protestante. Reste le fait que, pour l'exprimer, la construction d'un temple néo-roman était un anachronisme...
L'empreinte de Guillaume II
Le rappel du Moyen Age signifie que l'empereur se situait à la jonction du spirituel et du temporel. La grande statue, le
guerrier comme l'appellent les Messins, qui est placée à l'angle de la tour, renouvelle un motif médiéval : la statue de Roland, un des pairs de Charlemagne, voire même son neveu, si l'on en croit la célèbre chanson de geste. Le Roland, comme on dit en Allemagne du Nord, où l'on retrouve cette statue (Brême par exemple) était le
symbole de la protection accordée par l'empereur à la ville. Comme ce dernier était loin, cela signifiait la garantie de la liberté. Metz, comme Toul et Verdun, était depuis le XIIIe siècle, et juridiquement jusqu'au traité de Westphalie (en réalité jusqu'à l'occupation française de 1552),
une ville libre impériale dépendant du Saint Empire romain de nation germanique. Que « le guerrier » porte des traits du comte Haeseler, premier gouverneur de la forteresse de Metz (1890 à 1903), n'a, dans le contexte ainsi éclairé, que peu d'importance. C'est le symbolisme qui est à souligner.
A l'extrémité droite du bâtiment principal se trouve le pavillon impérial. Sa conception grandiose exprime également des idées politiques. L'escalier monumental est surmonté d'un fronton inspiré de
la porte aux lions de Mycènes ; son bas-relief représente la porte des Allemands de Metz, complétée par les faisceaux dorés, symboles de l'Empire. Lorsqu'on a monté l'escalier et qu'on arrive dans le Salon d'honneur, appelé jusqu'en 1918 Salon de l'empereur, on remarque un autre symbole politique : le grand vitrail représentant Charlemagne sur son trône d'Aix-la-Chapelle. La partie « civile » du bâtiment principal occupe à peu près
les deux tiers de ce dernier. Son allure ressemble à une Kaiserpfalz (palais impérial) telle que les empereurs en construisirent aux XI-XIIe siècles. On ne peut s'empêcher de souligner la ressemblance de cette partie de la gare, sur le plan de la distribution des volumes, avec la Kaiserpfalz de Goslar (au pied du Harz) édifiée par l'empereur Henri III (1039-1056). C'est le palais impérial qui exprime le symbolisme politique. Le Roland occupe l'espace entre le politique et le religieux. Il y a donc unité ou union.
Par ces symboles et ces allusions, l'empereur comptait marquer
le retour de la ville de Metz dans l'Empire, et la protection qu'il accordait à celle-ci. Et que cela correspondait aussi à la situation politique de l'époque qui faisait que la Moselle, donc Metz, relevait directement du Reich et de l'empereur à travers la formule du Reichsland.
La gare, symbole de l'intégration des classes sociales
Le rôle socialisateur de l'art s'exprime à travers la gare de Metz. Ce n'est pas un édifice neutre. Ce n'est pas uniquement un remarquable bâtiment fonctionnel. La gare a un rôle social d'intégration. Hegel avait déjà exprimé la fonction sociale de l'art et de l'histoire. «
Car l'art n'est pas fait pour un petit cercle fermé de quelques privilégiés de la culture mais encore pour la nation tout entière.
(1) C'est ainsi que la voussure d'entrée (hall départ) présente l'image du peuple. Les différentes professions sont représentées avec leurs outils. Prêtre, soldat, bourgeois, musicien sont également représentés. Au sommet, un homme et une femme se donnent la main en signe d'adieu. Plus haut, des personnages allégoriques rappellent l'industrie lourde...
Les chapiteaux illustrent, en partie, l'histoire des transports. Ceux-ci, à leur tour, ont
un rôle d'intégration sociale à jouer. Les deux chapiteaux cubiques, à droite de l'entrée, illustrent l'évolution des transports. Cela va de la diligence au zeppelin. Dans la galerie marchande, ce sont des allusions au colonialisme qu'expriment les motifs sculptés. Les chapiteaux : locomotive, bateau, chameau chargés. Le bâtiment de services présente une iconographie adaptée à ses fonctions. Les chapiteaux représentent les fonctionnaires des chemins de fer : caissiers porteurs, télégraphistes, médecins, etc. Ils mériteraient un examen détaillé.
La gare de Metz est plus qu'un complexe fonctionnel. L'empereur, qui venait fréquemment à Metz assister aux manœuvres, voulait rattacher, intégrer la gare dans l'histoire du Reich ancien (le premier) et contemporain (le second, à partir de 1871).
La gare est donc au sens vrai du terme un monument historique. Il n'est donc pas étonnant que le ministère des Affaires culturelles français ait classé cet ensemble parmi les monuments historiques (1977).
(1) GWF Hegel in : Vorlesungen über die Asthetik Frankfurt 1870 1re partie, chap. 3, vol. III, p. 353.
Elément d'un complexe militaire plus vaste
Lorsque les autorités militaires cèdent les terrains de l'ancienne enceinte fortifiée, elles ne le font qu'après que la ville ait élaboré un plan d'occupation du sol, pour éviter un urbanisme anarchique. De là devrait sortir le quartier homogène que constitue le quartier de la gare, appelé Neustadt (la ville nouvelle) par les Allemands. Toutefois, le quartier nouveau devait satisfaire des besoins civils et militaires. On ne fera ici qu'énumérer les principaux aspects.
1 - Les bâtiments « civils » devaient pouvoir être utilisés par les militaires. D'où le style « aéré ». Chaque voie de la gare est desservie (cas unique en France ?) par
deux quais ; l'un, haut, pour l'embarquement de la cavalerie et du matériel, l'autre, bas, pour les soldats.
2 - Buffet de la gare (1 350 places), salon de l'empereur, hall, quais, permettaient de « ravitailler » officiers et hommes de troupe.
3 - Le château d'eau fournissait l'eau non seulement pour la locomotive mais aussi pour la troupe et les chevaux.
4 - La place de la gare, avec ses hôtels, permettait l'arrivée des troupes et l'hébergement des officiers.
5- Les rues rayonnantes, en partant de la gare, menaient rapidement vers le Kaiser Wilhelm Ring (boulevard Foch), c'est-à-dire vers
les casernes et les forts.
L'axe des rues La Fayette, Clovis, du XXe Corps américain, Franiatte, Costes et Bellonte, menait directement à Frescaty, qui était le grand champ de manœuvres, mais qui était aussi au voisinage des casernes de Montigny et du fort Saint-Privat. De même, l'axe des rues Gambetta, Pierre-Perrat, Wilson, boulevard Saint-Symphorien (alors Kriegsstrasse) menait directement vers les casernes de Longeville, Moulin et les forts de Saint-Quentin, Plappeville et des Feste Kaiserin et Leipzig, nouveaux forts édifiés sur le plateau.
6 - Les deux énormes passages du Sablon et de Plantières nous semblent disproportionnés.
Ils étaient en relation avec la gare de marchandises qui est intégrée au complexe ferroviaire. Ainsi les mouvements de troupes et de matériel pouvaient être combinés et rationalisés en jouant de tous les moyens. On comprend que dans ce contexte les autorités allemandes aient sacrifié la sauvegarde des restes de l'amphithéâtre romain, découverts lors de la construction de la gare de marchandises. Les restes n'étant pas détruits, mais recouverts, un abandon de l'énorme gare de marchandises permettrait de récupérer l'amphithéâtre romain
(2).
7 - Il faut ajouter la poste (classée monument historique). Télégraphe et téléphone étaient un élément fondamental dans les plans militaires allemands. La proximité de ce bâtiment avec la gare s'imposait.
(2) Précisons qu'aucun projet n'existe actuellement dans ce sens.
Un atout
Les aspects « colossaux » de l'architecture et de l'urbanisme allemands à Metz ont leur histoire et leur signification. Si la gare allemande marque, en terre latine, un impact d'Europe centrale, cela ne peut qu'enrichir le patrimoine culturel de Metz et de la Moselle. Notre ville et notre département ont tant souffert depuis des siècles des hostilités, des annexions, sans que les autorités aient cru bon de cicatriser les blessures infligées ou de combler les lacunes énormes d'une région qui avait tout pour s'épanouir heureusement. La crise actuelle qui touche la Lorraine du Nord est bien plus grave que dans d'autres régions françaises. Elle n'est pas seulement le fait des difficultés de la sidérurgie. La faiblesse des structures économiques, sociales et culturelles est largement responsable. Le complexe ferroviaire de Metz, legs d'une situation « coloniale et militaire » est un atout pour Metz et sa région. On peut seulement regretter que la formidable infrastructure ferroviaire de Metz ne soit pas utilisée plus intensivement. Car avec la dualité ville française-ville allemande, Metz symbolise plus nettement que les autres villes qu'elle est un carrefour de civilisations. C'est un atout dans la situation actuelle.
François REITEL
Professeur à l'université de Metz,
Directeur du Département de géographie
Républicain Lorrain, 8 décembre 1996