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MEMOIRES DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DE METZ
XLe ANNEE - 1858-1859
(Archives départementales de la Moselle)




Dans une notice publiée, il y a déjà quelques années1, j'ai parlé des chroniques2 de Jaconim Hussou et de N... Le Gournaix. J'indiquais succinctement les manuscrits où elles se trouvent, et je donnais les noms de leurs auteurs, que nous révèlent certains passages de leur texte, mais qui n'avaient encore été, que je sache, signalés nulle part. Quant aux chroniques, elles étaient connues depuis longtemps. Dès le commencement du dix-septième siècle, le compilateur des Annales de La Hière3 paraît en avoir détaché quelques fragments, et vers la même époque il en avait

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1. Mémoires de l'Académie impériale de Metz ; 1851, page 234.
2. La chronique de Jacomin Husson s'étend de 1113 à 1518, celle de N... Le Gournaix, qui lui fait suite, va de 1518 à 1530.
3 Les Annales de La Hière sont inédites. Le manuscrit original est à la bibliothèque d'Epinal. On en connaît, en outre, deux copies, dont l'une est à la bibliothèque de Metz ; et l'autre, qui appartenait à M. Emmery, est, je crois, aujourd'hui entre les mains de M. le comte d'Hunolstein. (Voir le volume 1851 des Mémoires de l'Académie impériale de Metz, page 237).
 
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été fait un extrait qui se trouve aujourd'hui à la bibliothèque d'Epinal1 ; enfin le Père Le Long avait indiqué dans sa bibliothèque historique de la France les deux manuscrits qui les contiennent. Cependant les Bénédictins, auteurs de la grande histoire de Metz, ne semblent pas les avoir connues ; car ils n'en parlent pas dans la préface qu'ils ont consacrée à l'énumération des documents originaux consultés par eux. M. Huguenin a tiré de la chronique de N... Le Gournaix presque tout ce qu'il donne dans ses chroniques de Metz, pour la période de 1526 à 1530, au commencement de laquelle s'arrête la chronique Ph. de Vigneulles. L'usage presqu'exclusif que M. Huguenin a fait des manuscrits d'Epinal pour la composition de son œuvre, me porte à croire que c'est à l'extrait dont je viens de parler, et qui est dans cette ville, plutôt qu'à la chronique originale elle-même, qu'il a fait ses emprunts. En effet, l'extrait d'Épinal, quoiqu'assez court, contient presqu'entièrement la partie de la chronique de N... Le Gournaix employée par M. Huguenin ; mais il est extrêmement succinct pour ce qui concerne la chronique de Jacomin Husson. M. Huguenin n'a du reste rien fait entrer de celle-ci dans sa compilation.
Les manuscrits qui contiennent les deux chroniques de Jacomin Husson et de N… Le Gournaix sont signalés, comme je viens de le dire, par le Père Le Long, dans sa bibliothèque historique de la France. Voici en quels termes il les indique :
« N° 38773. Ms. Chroniques de plusieurs choses notoires et admiratives, principalement des papes de Rome, des rois de France, et de plusieurs choses advenues à Metz depuis l'an 1113 jusqu'en 1518. – Ces
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1. Bibliothèque de la ville d’Epinal, arm. 2, ms. 24, n° 15, seconde partie.

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chroniques étaient dans la bibliothèque de M. Foucault qui a été distraite. »
« No 38774. Ms. Chroniques qui commencent du temps de saint Bernay, de plusieurs chouses noutoires advenes parmi le monde, etc., et des maîtres-eschevins de la ville de Metz et de plusieurs chouses advenues en Metz. In-folio. – Cet ancien manuscrit, indiqué page 223 du catalogue de M. Cangé, est aujourd'hui dans la bibliothèque du roi. Il commence à l'an 1113 et finit en 1530. Ces chroniques pourraient bien être les mêmes que les précédentes dont nous ignorons le sort. »
Le premier de ces deux manuscrits, celui dont le Père Le Long ignorait le sort et qu'il citait probablement d'après un catalogue de M. Foucault, est aujourd'hui à Copenhague. Le second est encore dans le dépôt où le Père Le Long a constaté sa présence, à la bibliothèque impériale de Paris.
Voici la description de ces manuscrits. Je n'ai pas vu celui qui est à Copenhague et j'en parle seulement d'après des renseignements qu'on m'a envoyés de cette ville, et d'après ce que je trouve à son sujet dans une notice publiée en 1844 par N. C. L. Abrahams1. Quant au manuscrit de Paris je l'ai eu longuement entre les mains.
J'avais trouvé l'indication du manuscrit de Copenhague dans un extrait des catalogues de la bibliothèque royale de cette ville, fait en 1836 par M. Waitz, et imprimé clans la collection des travaux préparatoires2 par lesquels Pertz a

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1. Description des manuscrits français du moyen âge, de la bibliothèque royale de Copenhague, par N.C.L. Abrahams, professeur à l’Université de Copenhague. – Copenhague, imp. De Thiele, 1844. Un vol. in-4° de 152 pages, plus trois fac-simile gravés. Cet ouvrage contient la description de cinquante-huit manuscrits, parmi lesquels celui qui nous occupe est le trente-neuvième.
2. Archiv. Der Gesellschaft fur altere Deutsche Geschichtkunde, etc. Tom. VII, pag. 150-164.
 
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préludé à la publication de ses monumenta Germaniœ historica. C’est cette mention qui m'a mis sur la trace de ce manuscrit et qui m'a fait consulter le livre de M. Abrahams, et écrire à Copenhague, faute d'avoir pu y aller moi-même.
La note de M. Waitz est ainsi conçue :
« Thott. 569. Histoire de la ville de Metz ; cod. chart. s. XVI. ineuntis ; complectens chron. rerum variarum non in illà tantùm urbe, sed et etiàm in Galliâ, Italiâ, Germaniâ, an. 1220-1515 (sic) Gestarum. »
Quant à la notice d'Abrahams, voici comment elle indique notre manuscrit :
« Fonds Thott. 569. In-folio. Chronique de la ville de Metz. Ms. in-4° magno, sur papier, écrit en cursive gothique du seizième siècle, contenant 180 feuillets paginés à longues lignes, dont le nombre varie. Sur presque toutes les pages on trouve des arabesques faites à la plume et d'une exécution très grossière….. Ce Ms., qui avait fait partie de la bibliothèque de Foucault et qui plus tard avait passé dans celle de Ludewig, se trouve cité par Le Long... no 38773... »
C'est probablement de cette bibliothèque de Ludewig que le manuscrit passa dans celle de Thott, vendue en 1788-1792, et de la bibliothèque de Thott il est venu à la Bibliothèque royale de Copenhague. Il ne contient que la première des deux chroniques, celle de Jacomin Husson, qui en occupe les 164 derniers folios. Les 16 premiers sont consacrés à diverses pièces de vers, sentences, ballades, etc., à la suite desquelles vient une analyse de la version fabuleuse des origines de la ville de Metz ; puis une réponse des magistrats de la cité à l'empereur sur un fait concernant un monastère ; et enfin une liste des maîtres-échevins de l'an 1170 à l’an 1521. Cette dernière

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date est vraisemblablement voisine de l'époque à laquelle a été exécuté le manuscrit.
Au folio 10 on lit ces mots : « Croniques appartenant à Jacome Husson » ; à la suite de quoi une autre main a ajouté : « et depuis à Jaicques Anthoine escripuain demeurant à la Haulte pie 1598. » Plus bas est écrit : « L'an mil ijc fuit abattu ly maistre tours de port muzelle qui estoit où est à present la mason Jacome Husson , etc. » Ailleurs on voit les noms de : « Joannes de Viller, Didier de Viller1 et celui de : « Jourdain. 1643. »
Ces indications nous apprennent dans quelles mains a passé successivement ce manuscrit avant d'arriver à la bibliothèque de M. Foucault, depuis Jacome Husson qui demeurait, au seizième siècle, sur la place de porte Muselle2, et que son nom semble désigner comme l'auteur même de la chronique, ou tout au moins comme un de ses proches parents. Du reste le manuscrit est d'une exécution uniforme depuis la première jusqu'à la dernière page, et, suivant mon correspondant de Copenhague, il présente tous les caractères d'une copie faite avec soin.
Le manuscrit de Paris semble aussi n'être qu'une mise au net, du moins pour sa première partie, celle qui contient la chronique de Jacomin Husson. La seconde partie renferme la chronique de N... Le Gournaix, et on y reconnaît au contraire tous les caractères d'une minute
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1. Un Didier de Viller était maître-échevin de Metz en 1563, en 1565, en 1569, en 1573, et de 1581à 1584. Jean de Viller le fut en 1600, en 1601, en 1621, de 1626 à 1630, puis en 1631 et en 1632, année où il mourut en charge.
2. La maison de ce Jacome Husson, est-il dit dans le manuscrit, se trouvait au lieu où fut abattue la maîtresse tour de porte Muselle. Cette tour, qui faisait sans doute partie d’une ancienne enceinte de la ville, fut abattue, suivant nos chroniques, en 1227 ; elle était au carrefour voisin de l’église Sainte-Ségolène.
 
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originale. Ce manuscrit, comme l'indique le Père Le Long, appartenait au fonds Cangé où il portait le n° 102 ; aujourd’hui il est rangé dans le fonds français des manuscrits de la bibliothèque impériale, sous le n° 9861-1. C'est un petit in-folio de 113 feuillets en papier, dont l'écriture accuse le commencement du seizième siècle, et qui porte au dos le titre : « Annales de Metz… » Sur la première page une main moderne a écrit : « Cronique de Mets depuis l'an 1113 jusques à 1530, différente et bien plus ample que celle que l'on attribue au Doyen de St Thiébaut de Mets. »
Les 98 premiers folios du manuscrit, contenant la chronique de Jacomin Husson, exécutés d'une manière uniforme semblent, comme je l'ai dit, n'être qu'une copie. Quant aux 15 derniers folios consacrés à la chronique de N... Le Gournaix, ils sont écrits d'une manière plus négligée. L'auteur paraît avoir souvent abandonné et repris la plume ; l'encre change parfois de couleur, et les caractères eux-mêmes changent de forme ; mais à travers ces variations règne, avec une certaine uniformité, une orthographe particulière2 qui indique l'unité d'origine de cette dernière partie du manuscrit. Il faut y voir probablement le premier jet d'un seul et même écrivain, travaillant à intervalles, suivant le cours des événements. Du reste des blancs considérables entre les parties écrites,
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1. Incipit : « Gronicque qui comence du temps de S. Bernay de plusseurs chousses noutoire et admirative aduenne permey le monde… etc. » Desinit : « … à une jornée auld. lieu de Colloigne contre Nicolay de Heu et du sr Guylame de Nassau à la requeste du conte de Manderchaitt quy sentremeloit den faire lapointement. »
2. Je signalerai entre autres traits caractéristiques de cette orthographe l’emploi de la lettre a pour exprimer la conjonction et ; et l’usage fréquent d’un double t (tt) comme désinence de la troisième personne du singulier dans les verbes.

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paraissent y avoir été réservées pour des intercalations ultérieures1.
A la description que je viens de donner des deux manuscrits qui renferment les chroniques de Jacomin Husson et de N... Le Gournaix, il me reste à ajouter quelques renseignements sur ces chroniques elles-mêmes, et sur leurs auteurs.
La chronique de Jacomin Husson est une sorte de compilation sans aucune mention des sources auxquelles l'écrivain a puisé, ni des chroniques antérieures qu'il a dû nécessairement consulter2. On y rencontre des répéti-
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1. Je dois mentionner une particularité qui a un instant ébranlé mais non détruit ma conviction, que le supplément donné par le manuscrit de Paris à la chronique de Jacomin Husson est dû à un seul et même écrivain appartenant à la famille des Gournaix. C'est que dans ce supplément le nom de cette famille n'est pas écrit d'une manière invariable, mais présente alternativement les deux formes : le Gournaix et de Gournaix, par lesquelles il a en effet passé successivement. La première se rencontre du treizième au seizième siècle avec les variantes : le Gornaix, le Gronaix, etc. La seconde, introduite vers le quinzième siècle, n'a prévalu complètement qu'à la fin du seizième. Notre manuscrit, exécuté à une époque intermédiaire, et lorsque les deux formes existaient simultanément, donne indifféremment l'une et l'autre, quelquefois dans la même phrase. J'ai adopté la forme le Gournaix, parce qu'elle est la plus ancienne et que d'ailleurs c'est elle qui est employée dans le passage où l'écrivain désigne le plus explicitement sa famille quand il dit : « Mon oncle Sr Piere le Gournaix et Sr Fransoy le Gornaix mon père. »
2. En mentionnant, sous la date de 1490, la captivité de Philippe de Vigneulles à Chauvency, Jacomin Husson termine son paragraphe en disant : « Il serait troup long à raconter ce qu’il en aduint. » Ces mots semblent indiquer que sur ce sujet il en savait plus qu'il ne voulait en dire. Ou peut croire d'après cela qu'il connaissait le long récit que Philippe de Vigneulles nous a laissé de ce triste épisode de son histoire. Mais il ne s’explique pas à cet égard ; et il ne nomme nulle part ailleurs le célèbre chroniqueur dont il était le contemporain, ni aucun de ceux qui vivaient avant lui.
 
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tions, voire même des contradictions et quelques erreurs. Ces répétitions qu'on peut constater, même pour des époques contemporaines de l’auteur, donnent lieu de croire que, sur les choses de son temps aussi, il empruntait à diverses origines les indications qu'il consignait dans son livre. La chronique est très succincte pour tout ce qui est antérieur au quinzième siècle. Elle devient plus abondante ensuite ; mais jusqu'au bout, l'auteur paraît viser à une extrême concision1 ; il se borne le plus souvent à la simple énonciation des faits, presque sans aucun développement. Beaucoup de ceux qu'il indique sont racontés avec plus de détails par nos autres chroniqueurs ; cependant il en donne quelques-uns d'inédits, et sa version offre parfois des variantes avec celles des autres écrivains.
Jusqu'à l'année 1350 la chronique de Jacomin Husson, très brève du reste, énonce surtout des faits étrangers à l'histoire de Metz, la plupart concernant la France. Elle ne nomme que quatre de nos maîtres-échevins dans toute la durée du treizième siècle ; et ce n'est qu'en 1339 qu'elle commence à en donner la série, sans interruption. La longue période qui s'étend de 1113 à 1400 n'occupe dans le manuscrit de Paris que 32 pages ; la période de 1400 à 1450 en occupe 34 ; celle de 1450 à 1500, 80 ; celle de 1500 à1518, 52.
Jacomin Husson, si bref dans le récit des événements, n'est pas moins concis dans la mention de ce qui peut le concerner lui-même. Je n'ai trouvé son nom que trois fois dans toute sa chronique. Une fois entre autres à l'an-
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1. Le récit est quelquefois interrompu par des mentions comme celles-ci : « La chouse seroit longue à raconter ; » « Et pour abrégier. » Cependant il renonce parfois à son parti pris de brièveté ; par exemple, quand il donne le texte in extenso des deux traités passés en 1490 entre le duc René II et la cité.

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née 1474 (1475, nouveau style), à propos d'une rencontre qui eut lieu au mois de février, presqu'aux portes de la cité, entre une caravane de marchands bourguignons et un parti de soldats français sortis des cantonnements qu'ils occupaient depuis quelques mois à Gorze. Louis XI faisait alors observer de près son ennemi Charles de Bourgogne, qui, après avoir imposé un traité au jeune duc de Lorraine, René de Vaudemont, guerroyait sur le Rhin du côté de Cologne. Les marchands venant des Pays-Bas et retournant en Bourgogne avaient loué une escorte de treize compagnons, de Maranges, pour traverser un pays que le voisinage des français rendait peu sûr pour eux. En effet, ils furent rencontrés et attaqués près de Saint-Ladre par une troupe de maraudeurs de la garnison de Gorze. Je ne sais par quel hasard notre chroniqueur se trouvait là ; en parlant des pauvres Bourguignons, il dit que six hommes de leur escorte furent tués et que l'un d'eux fut blessé, « qui emportoit ses trippes sur ses bras, et moy mesme Jaicomin Husson en estoient bien près1. »
Notre écrivain semble indiquer quelque part qu'il appartenait à la commune de Metz ; et il devait vivre dans une certaine aisance, comme on peut l'inférer d'un trait de générosité de sa part envers un boulanger de la cité. Celui-ci, dans un moment de cherté, lui offrait un prix élevé d'une provision de bois, que l'honnête bourgeois lui abandonne à la seule condition de restitution pure et simple quand le bois serait moins cher. Nous ajouterons que Jacomin Husson paraît de plus avoir appartenu à la riche corporation des orfèvres de Metz, car il nous dit que c'était lui qui avait vendu la coupe d'argent doré dont la
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1. Les deux autres mentions du nom de Jaicomin Husson dans sa chronique se trouvent dans le manuscrit de Paris, f° 39, ro, et f° 92, ro.
 
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cité fit présent en 1516 à la nouvelle duchesse de Lorraine, en l'envoyant complimenter à Nancy.
Cette princesse était Renée de Bourbon que le duc Antoine avait épousée l'année précédente à Amboise, et qui venait d'arriver dans les états de son époux. Le 16 mai, deux chevaliers messins, Andreu de Rineck et François Le Gournais, se rendirent à Nancy et souhaitèrent la bienvenue à la jeune duchesse de la part de la cité au nom de laquelle ils apportaient, en présent, une coupe d'argent doré pesant trois marcs et demi, dans laquelle ou avait mis cent cinquante florins de Metz. « La quelle couppe, dit Jacomin Husson, j'auoie moy meyme vandus cinquante deux livres dix sols. » On remarque dans cette indication une précision de renseignement qui semble dénoter l'homme de négoce. Dans le dernier paragraphe de sa chronique il parle des prédications d'un cordelier qui s'était élevé avec tant de force contre les mœurs relâchées du temps et contre l'abus des jeux de hasard, que « chacun, dit-il, brullit ceu qu'il en auoient... et moy rneyme en brullit vj jeu de cartes, bien xxv deiz, plus de lxx taubles, et vng taublis ou ij. »
Jacomin Husson était donc, selon toute apparence, un bon bourgeois, vivant dans l'aisance, observant une stricte moralité, se piquant de générosité, et tenant avec exactitude ses comptes de commerce. Ajoutons que ce devait être un homme d'un caractère modeste et d'un esprit sensé, à en juger par sa devise qu'il nous donne en passant. « Troup est troup c'est la devise Jaicqmin Husson, » dit-il, à propos d'un personnage qui, dans une certaine circonstance, avait dépassé les bornes de la prudence. Ce sage précepte indique chez celui qui le recommande une habitude raisonnée de mesure et de modération qui complète heureusement la physionomie honnête du vieux bourgeois messin.

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Je ne puis m'empêcher de rapprocher de la devise de Jacomin Husson une petite pièce versifiée qui semble en être la paraphrase et qui se trouve avec sa chronique dans le manuscrit de Copenhague dont j'ai parlé précédemment :
« DE CHOSSE TROUPTZ
» Troup parler nuist
» Troup gratter quist
» Troup viure ennoie
» Troup boire enyvre
» Troup manger est peché
» Troup ouurer lasse
» Troup jeuner fait fains.
» Etc ……. »
Celui qui avait pris pour devise le joli dicton : trop est trop, pouvait bien l'avoir développé ainsi. Je ne sais s'il est permis sur cette considération d'attribuer cette petite pièce à notre chroniqueur. Devra-t-on aussi regarder comme lui appartenant celles qui l'accompagnent, et qui occupent avec elle les cinq premiers feuillets d'un des deux manuscrits de sa chronique ? Ces compositions rappellent, par leur style, celles du même genre que Philippe de Vigneulles nous donne comme étant de sa façon. On pourrait y trouver un trait de ressemblance entre l'orfèvre écrivain et le célèbre chaussetier. Comme versificateurs il y aurait peut-être peu de différence à faire entre eux ; mais comme historiens, leur mérite est fort inégal ; et le premier rang appartient incontestablement à Philippe de Vigneulles, dont la chronique a une véritable importance, même au point de vue de la narration ; tandis que l'œuvre de son émule est à peine un journal.
On peut en dire autant de la chronique de N… Le Gournaix qui suit celle de Jacomin Husson dans le manuscrit
 
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de Paris, et qui va de 1518 à 1530. Comme on l’a vu, ce manuscrit nous en donne un brouillon très négligé qui est vraisemblablement la minute originale de l’auteur, et je n’en connais d’autre copie que l'extrait que j'ai cité précédemment et qui appartient à la Bibliothèque d'Épinal. L’œuvre de N… Le Gounaix occupe 22 pages dans le manuscrit de Paris, l'extrait en occupe à peu près 5 dans celui d’Epinal. Le principal mérite de cette courte chronique est de s'étendre jusqu'à 1530, et de comprendre ainsi quatre années de plus que celle de Philippe de Vigneulles. Malheureusement ce précieux supplément (1526-1530) est extrêmement succinct. Il n'occupe que 5 pages dans le manuscrit original. Disons, en passant, que Huguenin en a introduit le texte presque complet dans le volume imprimé de ses chroniques (pages 832-834).
Pour ce qui précède, c'est-à-dire pour la période de 1518 à 1525 la chronique de N... Le Gournaix est beaucoup moins étendue que la partie correspondante de celle de Philippe de Vigneulles ; laquelle est loin, comme on le sait, de figurer tout entière dans la publication de Huguenin. Le journal de N... Le Gournaix ne mentionne que peu de faits qui ne soient aussi racontés par le chaussetier messin, cependant on y trouve quelques paragraphes et quelques détails qui n'appartiennent qu'à lui, et des variantes inédites pour les parties communes aux deux récits.
L’auteur de cette chronique ne se fait connaitre qu'indirectement et d'une manière incomplète. Il ne parle de lui et de ce qui le touche que dans cinq passages seulement. A l’année 1520, il nomme un de ses serviteurs arrêté et rançonné avec quelques bourgeois messins ; à l’année 1521, il raconte l’échec du sr de Sedan devant Virton, en disant qu’il n’en parle que par ouï-dire ; car, ajoute-

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t-il, « Je n'y suis mie esté por le certiffié à vray… » La même année, il rapporte l'apparition d'une croix miraculeuse devant la grande église de Metz, et déclare qu’avec plus de 150 personnes, il la vit briller, puis s'évanouir dans la muraille. En 1523, enfin, à propos de la venue de la duchesse de Lorraine à Metz, il dit que trois seigneurs messins, Nicole Roucel, Thiebault Le Gournaix et Philippe de Raigecourt, furent chargés spécialement de lui faire les honneurs de la cité, et que trois autres s'adjoignirent à eux pour accompagner la princesse à son départ. « Et la condussime nous vj seigneurs avecque la bande de la cité jusque après de Joey c'est asauoire Monsieulx de Mollin (Claude Baudoche), sr Nicolle Roucelz, sr Thiebault (Le Gournaix), sr Renalt (Le Gournaix ?), sr Phelippe (de Raigecourt), sr Michies (Le Gournaix ?). »
C'est donc un de ces six personnages qui est l'auteur de la chronique. Un dernier passage, dans lequel il se désigne un peu plus explicitement, circonscrit à son égard le champ des conjectures. En 1528, « sgr Nicole de Heu, dit-il, donnit à son filz Jehan vng don quyle se dissoitt avoire a caulsse de Caitheline sa première feme qui fuyt fille de mon oncle sr Piere Le Gournaix de sertaine leuées et recept que sr Fransoy Le Gournaix mon père estoit alluy thenus... » Ainsi c'est d'un Gournaix, fils de Francois et neveu de Pierre, qu'il s'agit ici.
D'après l'excellent travail de M. d'Hannoncelles1, les Gournaix, connus alors à Metz, appartenaient à deux lignes ayant pour origine deux frères qui vivaient à la fin du treizième siècle. L'une de ces deux lignes, descendant de Philippe, maître-échevin en 1291, était près de s’éteindre dans la personne de son dernier héritier
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1. Metz ancien, tom. II, pages 91-106.
 
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Mâle, Jean Le Gournaix, qui n’avait pas d’enfants. L’autre ligne sortait d’un Nicole, maître-échevin en 1270, et frère du maître-échevin de 1291. Cette seconde ligne était représentée, à la fin du quinzième siècle, par trois frères : Regnault, dont la descendance masculine devait s'arrêter à Michel son petit-fils, mort en 1526 ; Pierre, qui n'eut qu'une fille ; et François, dont la nombreuse et opulente famille devait se prolonger jusqu'au dix-huitième siècle. C'est, nous le savons, parmi les fils de ce dernier que nous devons chercher l'auteur de la chronique qui nous occupe.
François Le Gournaix, né en 1450, fait chevalier en 1498 au sacre du roi Louis II, et mort en 1525, eut successivement quatre femmes et vingt-huit enfants, parmi lesquels neuf vivaient encore lors du partage de sa succession en 1526. Dans ces neuf enfants, qui survécurent à leur père, il y avait quatre fils : Thiebaul, Regnault, Michel et Gaspard. Lequel a écrit la chronique qui va jusqu'en 1531 ? Le texte que nous possédons n'offre aucun moyen de le décider ; tout au plus permet-il d'éliminer de cette recherche le nom du dernier qui ne se trouve pas dans le passage relatif à l'escorte de la duchesse de Lorraine en 1523, mais les trois autres peuvent être le Thiebault, le Renalt et le Michies qui y sont nommés.
Dans cette incertitude, je proposerai comme une simple conjecture de reconnaitre, parmi eux, Regnault, comme l'auteur de la chronique, en considérant que celle-ci s’arrête précisément vers l'époque à laquelle il mourut. En effet, la chronique finit au jour des Rois de l'année 1530 (ancien style), c'est-à-dire au 6 janvier 1531, et Regnault Le Gournaix mourut d'un accident imprévu le 19 février suivant, tandis que ses trois frères vécurent encore plus ou moins longtemps. Gaspard existait encore en 1530, et Thiebault en 1540 ; Michel ne mourut qu’en 1551.

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Le récit de la mort de Regnault Le Gournaix est consigné dans le recueil dit des Annales de La Hière, auquel Huguenin l'a emprunté pour l’insérer dans ses chroniques (page 834). L’événement est rapporté au dimanche gras 19 février 1530 (ancien style). Regnault Le Gournaix périt au milieu de la nuit sous les débris de sa maison qui s’était écroulée par suite de l'imprudence d'un maçon avec lequel il avait traité de l'exécution de constructions attenantes, en stipulant qu'il lui abandonnait pour une partie de son bénéfice les matériaux de démolition. Le maçon « convoiteux de ladite despouille, dit le récit original, rompist beaucoup de colonnes et aultres pièces de bois qui soustenoient la grande muraille ; parquoi ladile muraille se rompist, et vint tout le devant de la maison à l’avallée. »
Il était minuit quand l'accident arriva, Regnault dormait auprès de sa femme Alix Remiot. Tous deux furent ensevelis sous les décombres ; on eut grand peine à les en tirer. La femme put être rappelée à la vie, mais Regnault était mort ; une poutre en tombant lui avait fracassé la tête.
Le récit qui nous est parvenu de cette catastrophe témoigne de la vive émotion qu'elle causa dans Metz ; et on ne concevrait pas que le rédacteur de la chronique eût négligé de l'y consigner, s'il était un des frères de celui qu'elle a frappé. Il y a tout lieu de croire que la victime était l'écrivain lui-même ; et ainsi s'explique tout naturellement la brusque interruption du journal, presqu'à la veille de l'événement funeste qui devait terminer la vie de son auteur. Regnault Le Gournaix était alors âgé de 50 à 60 ans, car en 1497 il était déjà veuf de sa première femme et ne pouvait guère avoir moins de 20 ans alors. Il avait dû naître par conséquent, selon toute probabilité, vers 1475 et avoir environ 55 ans en 1531.
 
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M. d’Hannoncelles, en nommant les fils de François Le Gournaix et de sa première femme, n’assigne que le second rang à Regnault, après son frère Thiebault, qu’il semble ainsi désigner comme l’aîné ; cependant il n’affirme rien à cet égard. Peut-être serait-il permis de regarder au contraire Regnault comme l'aîné des fils de François ; en considérant qu'il fut maître-échevin en 1499, tandis que son frère Thiebault ne le fut qu'en 1503 ; qu'il s'était marié en 1495, tandis que Thiebault ne se maria qu'en 1497. Ajoutons que François Le Gournaix tenait de sa première femme Perette Louve, mère de Regnault et de Thiebault, la seigneurie de Viller-la-Quenexy dont il avait pris le titre, suivant un usage qui commençait alors à être adopté par l'aristocratie messine, et que c'est son fils Regnault qui hérita de ce litre et de cette seigneurie de Viller-la-Quenexy qu'avait tenus son père. Sont-ce là des raisons suffisantes pour décider de la priorité de sa naissance ? Je n'oserais l'affirmer. Regnault ajouta plus tard au titre de la seigneurie de Viller, celui de Secourt que lui apporta sa seconde femme Alix Remiot. C'est ainsi que la qualification de Secourt devint caractéristique de la branche des Gournaix-Secourt, à laquelle il donna naissance, et qui dura jusqu'à la fin du dix-septième siècle. Thiebault, frère de Regnault, prit le titre de la seigneurie de Talange, qui lui vint de sa première femme Perette Roucel, et qui resta dans la branche de Gournaix-Talange sortie de lui et éteinte seulement en 1743. Outre Regnault et Thiebault, François eut de sa première femme d'autres fils qui moururent jeunes sans laisser de postérité. De la seconde, il eut encore deux fils qui donnèrent naissance à deux autres branches : celle des Gournaix-Beu, qui sortit de Michel et s’éteignit dès la seconde génération ; et celle des Gournaix-Friauville enfin, sortie de Gaspard, dont

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le fils épousa l'héritière de la seigneurie de Friauville, et prit ce titre qu'il transmit à ses descendants. Cette quatrième branche des Gournaix s'éteignit pendant la première moitié du dix-huitième siècle. Depuis plus de cent ans il n'y a plus de Gournaix à Metz.
Regnault Le Gournaix, seigneur de Viller-la-Quenexy, à qui nous proposons d'attribuer la chronique qui fait suite à celle de Jacomin Husson, était donc un des fils de François et de sa première femme. Il avait épousé le 15 juin 1495 Gertrude Chaverson, qui, au printemps de1497, mourut en couches et ne laissa pas d'enfants. Quelques mois après, Regnault épousait en secondes noces Alix Remiot, qui lui donna un fils et deux filles. Notre vieux chroniqueur Jehan Aubrion1 nous dit que ce mariage fut signalé par de grandes fêtes et qu'on y compta trente « menestrés, trompettes, tabourins, violliez, rebecques et autres instruments. » L'année suivante Regnault Le Gournaix fut maître-échevin, et malgrré cette haute dignité il prit part à une joute qui eut lieu au mois de février, entre les jeunes seigneurs messins, sur la place du Change, à l'occasion des fêtes de mariage d'une de ses sœurs, Anne Le Gournaix, qui venait d'épouser un seigneur bourguignon, Jean de Montarby.
Sorti de charge, Regnault, avec deux de ses frères, accompagne, en 1500, à Luxembourg, son père François, dans une mission auprès de Philippe, archiduc d'Autriche. En 1501, nous le voyons figurer dans le cortège d'honneur d'un ambassadeur de Louis XII, qui passe à Metz en se rendant près du roi des Romains. Depuis lors, nos chroniques le nomment souvent dans différentes circons-
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1. Suivant le Journal de Jehan Aubrion, publié par L. Larchey (pag. 406), ce mariage eut lieu le 17 juillet 1498. D’Hannoncelles (Metz ancien, tom. 2, pag. 99) le fixe au 19 du même mois.
 
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tances qui présentent peu d'intérêt. Regnault et ses frères étaient alors fort effacés par leur père François qui jouait un grand rôle dans la cité. Cependant en 1520, nous le voyons parmi les envoyés messins qui vont trouver Francisque de Seckingen, à l'occasion d'un débat né d'une querelle privée, dans laquelle un des intéressés avait réclamé la protection de ce dernier. En 1521 (janvier 1520, ancien style), il est chargé d'une négociation avec le duc de Lorraine ; et quelques mois après il va avec deux autres seigneurs messins complimenter, de la part de la cité, le comte de Nassau qui s'était approché de Florhange avec les gens de l'Empereur envoyés pour châtier Robert de la Marck, lequel, avec ses fils, tenait le parti du roi François I contre Charles-Quint.
A cette époque venait de mourir Barbe Le Gournaix1, une des sœurs de Regnault. Cet événement fut, au sein de la famille, l'occasion de débats très graves dont Philippe de Vigneulles nous a transmis la longue histoire, et qui, chose assez étrange, sont à peine indiqués dans le journal écrit par un des membres de la famille elle-même. Ces dissensions entre le père et ses enfants ne mériteraient guère de fixer notre attention, si leur exposition ne faisait ressortir d'une manière piquante quelques traits de mœurs assez curieux, qui peignent vivement l'état de la société messine à cette époque. C'est à ce titre que nous croyons pouvoir nous y arrêter un instant.
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1. M. D'Hannoncelles (Metz ancien, tom. II, pag. 96) rapporte à janvier ou février 1520 la mort de Barbe Le Gournaix ; mais le Journal de N… Le Gournaix la fixe au mois d'avril 1521, et on ne doit pas hésiter, ce me semble, à le suivre sur ce point, malgré une erreur facile à expliquer qu'il commet en donnant cette indication. Il dit que Barbe mourut le dimanche 16 avril 1521, et en 1521, le 16 avril était un mardi. Il faut probablement lire : dimanche 14 avril.

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La première femme de François le Gournaix, morte en 14901, était Perette Louve, héritière des grands biens de sa famille, dont elle se trouvait l’unique survivante. Des neuf enfants qu'elle avait laissés à son mari, quatre seulement vivaient encore en 1521 : deux fils, Thiebault et Reganault ; et deux filles2 mariées, l'une à un Montarby, l'autre à un Chaverson ; une troisième fille de Perete Louve, Barbe, mariée à Nicole Desch, venait de mourir, comme nous l'avons dit tout à l'heure.
François Le Gournaix avait, à ce qu'il paraît, retenu jusque là les biens de sa première femme, quoique depuis la mort de celle-ci il en eut successivement épousé plusieurs autres dont il avait des enfants. C’était, à l'époque dont nous parlons, un vieillard de plus de 70 ans, d'un caractère altier et d'un tempérament énergique, comme
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1. Suivant M. d’Hannoncelles (Metz ancien, tom. II, pag. 95), François Le Gournaix épousa successivement Perette Louve, morte en 1489 ; Françoise Le Gournaix, sa parente à un degré très éloigné, morte en 1504 ; Barbe Desch , sœur d'un de ses gendres ; et Burteline de Boulan. Nous ne connaissons pas la date de la mort de ces deux dernières. Il semble résulter d'un passage de Philippe de Vigneulles, qu'à l'époque de son procès avec ses enfants (1522) François Le Gournaix vivait avec sa troisième femme, Barbe Desch. Il n'aurait dès lors vécu avec la quatrième que très peu de temps et l'aurait épousé à un âge assez avancé, car il mourut lui-même au commencement de 1525, il soixante-quinze ans.
2. Ces deux filles étaient : Anne, mariée à Jean de Montarby, et Gertrude, mariée à Michel Chaverson. La première vivait certainement encore en 1521, car elle survécut à son père et figure dans l'acte de partage de sa succession en 1526 ; quant à la seconde elle n'existait plus en 1526 et elle est représentée dans l'acte de partage par sa fille. M. d’Hannoncelles nous dit qu'elle était morte avant 1524. Vivait-elle en 1511 ? C'est ce que nous n'oserions affirmer ici. En tous cas sa fille, et son mari pouvaient dès cette époque la représenter dans les discussions d'intérêt dont il va être question. C'est tout ce qu'il nous importe de constater ici.
 
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on le verra par les faits dont nous allons esquisser le tableau. Il était riche, et peu disposé, autant qu'il est permis d'en juger, à se dessaisir de ce qu'il avait entre les mains ; du reste, il occupait dans la cité une position considérable et il y menait une grande existence ; « et estoit celluy, la fleur de noblesse, » dit Philippe de Vigneulles qui vivait de son temps, « tenant estat de Comte ou de Bairon ; car c'estoit merveilleuse chose, pour ung simple chevalier de l'Estat qu'il tenoit tant en gens, comme en biaulx chevaulx. »
Sa fille Barbe, une de celles qu'il avait eues de sa première femme, était morte au mois d'avril 1521, ne laissant pas d'enfants à son mari Nicole Desch chevalier, avec qui elle vivait depuis 1503. Elle avait fait en faveur de celui-ci un testament en vertu duquel il réclamait à son beau-père la dot de sa femme qui, à ce qu'il paraît, n'avait pas encore été acquittée, et la part qui devait revenir à celle-ci dans la succession de sa mère, morte depuis plus de trente ans. Ses revendications montaient, dit-on, à plus de 30 000 fr., somme considérable à cette époque.
Le procès s'était engagé entre le beau-père et le gendre ; le premier avait été condamné, mais il se refusait à accomplir la sentence. « Je ne sais à quelle occasion, si non du chapitre de Volo » dit notre chroniqueur qui connaissait bien l'homme. Les sergents sont envoyés pour prendre sur lui des gages ; il leur résiste, les menace, et
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1. Au douzième siècle, à Metz, on prenait soi-même des gages sur celui de qui on avait à réclamer la réparation d'un tort ou d'un dommage. C’était là un reste des coutumes barbares usitées à une époque où les particuliers se faisaient, en quelque sorte, justice à eux-mêmes, dans l'impuissance à laquelle le désordre social avait réduit l’autorité publique. La première tentative de régularisation apportée à cet étrange usage, au commencement du treizième siècle, prescrivit aux particuliers de remettre les gages saisis par eux entre les mains des magistrats, qui statuaient sur la validité

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les force à plusieurs reprises à se retirer. On désespère de réduire l'intraitable vieillard. Nicole Desch invoque en vain son droit méconnu. De dépit, il annonce qu'il abandonne une ville où il ne peut obtenir justice ; il fait bruyamment la vente de ses biens (août 1521), il déclare renoncer à la garde, aux franchises et à la bourgeoisie de la cité, et se retire en Bourgogne.
On est tout étonné de voir après un pareil éclat le vieux François Le Gournaix chargé d'une mission de la cité près de l'Empereur. Au mois de septembre 1521, il se rend à Bruxelles pour cet objet. Au retour, sur quelques observations que ne justifiait que trop son étrange conduite, il injurie un des principaux membres de la seigneurie messine, Nicole de Heu, seigneur d'Ennery. Traduit par ce dernier devant les Treize, il est condamné à une amende et au bannissement, si mieux il n'aime demander pardon de l'offense. Il en appelle au maître-échevin qui rejette sa plainte ; mais auparavant il a quitté la ville. Il sort à la tête d'une troupe nombreuse de serviteurs à cheval, et se retire dans le Luxembourg, et de là près de l'Empereur. Quelques semaines après (17 novembre 1521), il revient dédaigneusement dans la ville, et, rentre avec fierté dans sa maison, déclarant qu'il est

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de l'acte. (Voir la lettre de la paix publique, hist. De Metz, preuves, tom. III, p. 177, ligne 33). Plus tard, un nouveau progrès enleva aux particuliers le droit de prendre eux-mêmes des gages, et donna cette commission aux agents de l'autorité. C'est ce que nous voyons faire ici, au seizième siècle, par les sergents des Treize. Plus tard encore, on supprima les derniers vestiges de cette coutume barbare. Aujourd’hui, on ne prend plus de gages ; mais le souvenir de la vieille coutume subsiste encore dans le langage populaire. Dans le patois messin on dit : wager ou gager de l’acte par lequel un garde-champêtre constate un délit. Gager, dans nos campagnes, c’est faire un procès-verbal.
 
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désormais homme de l'Empereur, capitaine, pour lui, de la ville de Bruxelles et son pensionnaire. En effet, on voit bientôt arriver à Metz un héraut porteur des lettres de privilège qui lui sont adressées de la Chancellerie impériale. Malgré cela, il a, quelques semaines après (12 mai 1522), l'audace de se présenter pour s'asseoir comme échevin aux plaids annaux. Il prétendait, dit la chronique « user diceuls privileges de l'Empereur ou de ceulx de la cité, quant il vouloit, » c'est-à-dire à son caprice et suivant l'intérêt du moment.
Cependant après quelques mois d'absence, Nicole Desch s'était décidé à revenir, avec l'intention de poursuivre la revendication de son droit. Il le voit confirmé par de nouveaux jugements. Mais le vieux François oppose mille subtilités à leur exécution, et se prépare, dans sa maison, à résister à la force, si on osait en venir à cette extrémité avec lui. Les magistrats justement effrayés des conséquences que pouvait entrainer la violation de la sauvegarde impériale, derrière laquelle au dernier moment se retranchait encore l'altier patricien, envoient à Bruxelles des ambassadeurs qui rapportent une réponse ambiguë. L'Empereur, ni son conseil, leur a-t-on dit, n'entendent autre chose, sinon qu'audit François comme à tous autres soit administrée bonne et brève justice, selon les anciens usages et coutumes de la cité ; mais néanmoins ils requièrent aux seigneurs et gens de bien d'accorder et pacifier le débat. On tente l'accommodement, c'était peine perdue. Après diverses péripéties, licence est donnée à Nicole de faire gager son adversaire. Dix sergents se présentent au nom de la justice (24 mai 1522), ils sont reçus avec des menaces qui les font reculer ; le vieux Gournaix vient lui-même planter devant sa maison les armes impériales, et en présence des voisins pris à témoins, il fait lire sa lettre de privilège. Cependant on commençait à murmurer

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dans le peuple, il fallait une fin à pareil scandale, et pour la forme au moins, la justice devait avoir raison de cette résistance. Les magistrats décident qu’on fera marcher, s’il le faut, les couleuvriniers et les soldoyeurs de la ville pour gager de force, si autrement n'est possible. « Et il en fut advenu du mal », dit Philippe de Vigneulles. Cependant une dernière tentative est ordonnée aux agents ordinaires de la justice (26 mai 1522). Cette fois ils sont conduits par un homme résolu, Didier, maître sergent des Treize. Rendons hommage en passant à l'attitude calme autant qu’énergique de cet humble serviteur, dans la difficile mission de faire plier l'arrogant patricien. La chronique nous a conservé son nom et son noble langage : « Souffrez, dit-il, que je fasse mon devoir, car il m'est ordonné de vous gager ; vous pouvez bien m'ôter la vie s'il vous plaît, du moins le bien restera à ma femme » ; et il pénètre hardiment par cette porte que nul jusque-là n'a osé franchir. Le vieux Gournaix proteste en vain ; il se récrie sur mépris de la sauvegarde impériale et sur la violation de son privilège. On ne l'écoute pas cette fois. Les gages sont saisis dans la partie principale de son logis. Mais c’était une pure formalité : on lui avait pris un chaudron de cuivre. Il fallait désespérer d'aller plus loin, et François Le Gournaix réussit en dépit de cette exécution, à tenir en échec la justice et ses suppôts.
Quelques semaines après (juillet 1522), Nicole Desch quittait de nouveau la ville, en exhalant par des menaces son ressentiment, et se retirait avec ses gens en Allemagne. Il allait, disait-on, vendre sa querelle aux mauvais garçons et faire la guerre à la cité. Appel du droit méconnu à la force, suivant une coutume assez usitée alors, et qui, dans les circonstances analogues, avait déjà valu à la cité bien des embarras. Cette fois, on n’en eût que la peur ; Nicole Desch paraît en effet être
 
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entré en pourparlers avec quelques-uns de ces partisans toujours prêts à soutenir, par les armes, toutes les causes. Mais pareille négociation était une affaire, et se traitait comme telle ; on ne put s'entendre sur les conditions d'un accord. Les Allemands ne voulaient pas le recevoir, dit Vigneulles, s'il ne leur vendait tout le droit qu'il prétendait avoir dans la querelle. Il prétendait de son côté faire des réserves et ne pas se dessaisir entièrement. Il fallut renoncer à ce parti. Nicole se retira alors à Vesoul, dans la haute Bourgogne. De là il envoya à Metz un serviteur qui vint de sa part présenter aux Treize une sorte de lettre de défi et une sommation d'avoir personnellement à lui payer une forte amende pour déni de justice.
La querelle de François Le Gournaix avec son gendre Nicole Desch, avait éveillé chez ses autres enfants le sentiment des droits qu'ils avaient à faire valoir eux-mêmes contre leur père. Le caractère de ce dernier, tel que nous le connaissons, explique suffisamment l'espèce de compression qu'il avait pu exercer sur eux jusque-là, et la réserve que de leur côté ils avaient gardée vis-à-vis de ce père altier et absolu. Dès l'automne de l521, et au plus fort des débats entre le père et le gendre, les autres enfants de Perette Louve avaient demandé les biens de leur mère, et en avaient intenté judiciairement la revendication contre leur père. Deux d'entre eux, Regnault Le Gournaix et Michel Chaverson, un de ses beaux-frères, s'étaient même joints aux envoyés qui, au printemps suivant, étaient allés à Bruxelles demander l'interprétation des sauvegardes impériales. Quelques mois après (juin 1522), plusieurs seigneurs, tant de la cité que du dehors, étaient intervenus comme arbitres, et avaient réussi à ménager entre les parties un accord, en vertu duquel les biens de la mère devaient être divisés en deux parts, dont

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l'une serait remise immédiatement aux enfants, tandis que l'autre resterait en usufruit entre les mains de leur père. Cet arrangement était équitable, et avait été décidé sans trop de peine à ce qu’il paraît. Mais avec un homme comme François Le Gournaix, les difficultés ne pouvaient manquer de naître à toute occasion ; cette fois-ci, d'ailleurs, il pourrait se faire que tous les torts ne fussent pas de son côté. Les arbitres s'en étaient tenus à une décision succincte, et quand on en vint à la mise à exécution les tiraillements commencèrent à se faire sentir. Les enfants avaient entendu abandonner à titre d’usufruit à leur père la moitié des revenus provenant des biens de leur mère ; mais ils se regardaient comme possesseurs des fonds de terre, et voulaient que les maires et officiers des seigneuries leur fissent dès lors, à eux-mêmes, les serments de fidélité dus aux droituriers seigneurs. Le vieux François, de son côté, tenait plus que personne à ces honneurs. Les pauvres gens de villages se voient alors tirés en sens contraires par les adversaires; ils reçoivent commandement d'une part, défense de l’autre, menaces des deux côtés. Gagés par les enfants, ils se décident à leur faire le serment exigé ; aussitôt François leur court sus et en fait saisir quelques-uns qui sont retenus prisonniers dans son château de Viller-la-Quenexy.
Gaspard Le Gournaix, alors maître-échevin, également fils de François, mais issu de sa seconde femme, tenait, comme on disait dans ce temps, la bande de son père contre ses frères et sœurs du premier lit. Il était venu occuper le château de Viller, et un jour (18 novembre 1523) que deux sergents des Treize viennent au nom de la justice lui signi¬fier de relâcher les prisonniers, il a l'audace de les saisir eux-mêmes et de les enfermer dans la forteresse. Scandale inouï, le maître-échevin se mettait en rébellion. Aussitôt le grand conseil s’assemble, les mesures les plus rigou-
 
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reuses sont adoptées avec résolution, les bourgeois reçoivent l’ordre dans leurs maisons de se tenir prêts à marcher ; l’artillerie de la cité est mise en mouvement ; en même temps, l'hôtel du maître-échevin à Metz est occupé par des gardes. On allait procéder à l'emploi de la force, quand l'intervention d'officieux intermédiaires vient heureusement tout dénouer après quelques négociations. Les prisonniers de Viller sont remis en liberté, et Gaspard Le Gournaix, qui, en dépit de sa haute dignité et au grand ébahissement des gens, avait été huché sur la pierre, devant la grande église, comme un simple malfaiteur, c'est-à-dire sommé par cri public de venir s'excuser dans le délai de sept nuits devant la justice, sous peine de poursuite et exécution conformément aux lois ; Gaspard Le Gournaix, après quelqu'hésitation, consent à recevoir un pardon qu'on a bien voulu lui offrir, sous condition de venir en faire ses remercîments en la chambre des Treize. Et il se décide enfin à en faire son devoir, dit le journal de N... Le Gournaix, qui dans le récit de ces faits donne quelques détails intéressants que ne contient pas la chronique de Vigneulles.
On sera peut-être surpris de voir les Treize et le grand conseil assez indépendants et assez forts pour tenir ainsi en échec le maître-échevin lui-même, le chef de l'État. C'est que le maître-échevinat, grâce aux combinaisons de la constitution messine, rapportait alors plus d'honneur que de puissance réelle, et n'affranchissait pas ceux qui en étaient revêtus de la tutelle jalouse d'une aristocratie toute-puissante1. Quant à celle-ci, ses jours étaient
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1. On nous permettra d'invoquer les faits qui viennent d’être exposés comme un argument nouveau en faveur de ces conclusions énoncées déjà à la fin d’un travail publié il y a quelques années sur le maître-échevinat. (Mémoires de l’Académie, 1853, pag. 131-172)

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comptés, les incroyables désordres que nous venons de signaler dans son sein marquent sa décadence ; et comme elle était tout dans la cité, sa chute devait entraîner bientôt celle de l'État lui-même.
Revenons aux Gournaix. L'épisode que nous venons de rapporter paraît avoir été le dernier de leur longue querelle, grâce à l'intervention d'un « moult grand prelat » qui se trouvait alors à Metz, dit Vigneulles, Mgr de Saint-Antoine de Viennois, grand chef du conseil de Lorraine, qui réussit avec quelques autres gens de bien à rétablir la paix entre le vieux François et ses enfants. Quant à l'affaire de son gendre Nicole Desch, elle avait dès le début suivi une marche particulière. Celui-ci était toujours en Bourgogne, et son fait restait, comme on disait alors, en surséance. La mort de son beau-père, à quelque temps de là, dut en faciliter tout naturellement la conclusion. François Le Gournaix, comblé d'années, mourut dans la nuit du 1er janvier 1525. Nous ignorons quels arrangements intervinrent alors entre Nicole Desch et ses beaux-frères. Nous savons seulement qu'il revint à Metz, où nous le voyons dès le mois de juillet suivant parmi les patrons des nouvelles doctrines religieuses.
La même année (1525), Regnault Le Gournaix, à l'occasion de qui nous venons de faire cette longue digression, et qui déjà en 1523 avait rempli une mission près du duc de Lorraine, fut envoyé par la cité, avec d'autres seigneurs, à la journée de Haguenau, où fut conclue entre les princes et les villes une ligue pour achever la destruction des protestants insurgés de l'Alsace, à qui le duc Antoine venait, du reste, de l'aire essuyer des revers décisifs. Philippe de Vigneulles nous parle en quelques mots de cette affaire, sur laquelle on regrette de ne rien trouver dans le journal qui, selon toute apparence, est dû au négociateur lui-même. Mais nous avons déjà dit
 
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combien il est concis et incomplet. C'est pourtant alors que ses récits nous seraient précieux pour suppléer à ceux de Philippe de Vigneulles qui s'arrêtent à ce point.
Pour la période de 1526 à 1530,1a chronique de N... Le Gournaix est extrêmement succincte. Cependant c'est dans cette partie que se trouve le passage dans lequel l'écrivain nous indique qui il est, en nommant son père François et son oncle Pierre, à propos de quelques discussions d'intérêt et d'un débat de famille, qui met de nouveau en jeu les mêmes passions que la longue querelle rapportée tout à l'heure. Nous ne reviendrons pas à ces tableaux d'injustice et de violences ; ils ne nous apprendraient rien de nouveau sur la licence qui régnait alors au sein de l'aristocratie messine et sur les tristes présages qu'on pouvait dès lors en tirer, touchant la décadence et la chute prochaine de l'État. Ce dernier épisode se rapporte à l'année 1528. Une ou deux pages conduisent ensuite la chronique jusqu'au 6 janvier 1531, où elle s'arrête brusquement. Regnault Le Gournaix périt le 19 février suivant. Nous avons déjà dit quelle conséquence nous tirions du rapprochement de ces deux dates : ce serait d'attribuer la continuation de la chronique de Jaconin Husson à Regnault Le Gournaix, fils de François et neveu de Pierre, comme il se qualifie lui-même.

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