| Retour chapitre page précédente |

ANALES DE FILOLOGÍA FRANCESA. N° 3, 1989. PÁGS. 129-138

Les Cent Nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles :
un cas de modalités inversées

 
Marie-Thérèse NOISET
(The University of North Carolina)

RÉSUMÉ
 
Les Cent Nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles, échantillons typiques de la nouvelle populaire comique du seizième siècle en France, nous offrent toute la gamme des situations exploitées par le genre. Un examen de leurs fonctions narratives révèle cependant à l’intérieur de chaque nouvelle, un schéma narratif absolument constant dont seuls les signes changent suivant le thème choisi par l'écrivain. La nouvelle peut se composer d'une ou de plusieurs séquences qui illustrent invariablement le thème de la ruse ou celui de la naïveté.
La séquence de ruse a deux « actants » principaux, le héros et la victime. Le signe positif s'attache aux fonctions du héros alors que celles de la victime sont caractérisées par le signe négatif. Un changement de signe peut s'effectuer à trois endroits différents du modelé séquentiel de base.
Dans la séquence de naïveté, les rôles actanciels de héros et de victime sont réunis dans un seul personnage. Le signe des fonctions est toujours négatif et il n'y a jamais de variation du schéma initial.
La structure narrative invariable des contes y dévoile l’importance essentielle de la modalité du savoir. C'est elle qui contrôle les différentes péripéties des nouvelles et qui en décide le dénouement. Notre modèle met aussi en relief la construction binaire indispensable à la production de l'humour chez Vigneulles et son glissement vers le matérialisme, l'érotisme et la scatologie. Il incite à se pencher sur la structure des autres contes comiques de l'époque et même des contes comiques en général.
1 Philippe de Vigneulles, Les Cent Nouvelles nouvelles, ed. Charles H. Livingston, avec Françoise Livingston et Rober H. Ivy, Jr., Travaux d'Humanisme et Renaissance, 120 (Genève : Droz, 1972).
2 Le manuscrit autographe des nouvelles de Vigneulles qui existait encore au dix-septième siècle a disparu sans laisser de traces. Charles Livingston a découvert en 1920 dans la bibliothèque de Michelant, l’éditeur du Journal de Vigneulles, le seul autre manuscrit qui nous en soit resté. Ce manuscrit avait été perdu de vue depuis 1848. L'édition des Cent Nouvelles nouvelles que Livingston préparait depuis des années, n'a été publiée qu'après sa mort, en 1972.
Les Cent Nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles1 font partie du courant de contes populaires qui débutèrent officiellement en France avec les Cent Nouvelles nouvelles anonymes de 1462 et jouirent d'une vie intense jusqu'à la fin du seizième siècle. Chronologiquement elles occupent la seconde place dans l'histoire de la nouvelle française puisqu'elles furent écrites entre 1505 et 1515. Elles ne furent cependant publiées pour la première fois qu'en 19722. Héritières des fabliaux et de la tradition orale, elles s'apparentent aux épisodes comiques de Rabelais et de L'Heptaméron aussi bien qu'aux histoires gaillardes de Nicolas de Troyes et de Bonaventure Despériers.
Toutes les nouvelles de Philippe de Vigneulles sont des contes à rire. Certaines d'entre elles déchainent un rire énorme à l'intérieur du conte lui-même, telle la nouvelle 58 ou « tous les auditeurs se prindrent si fort au rire, oyant la sentence Jehan Vaixelz, que on leurs eust bien tirez les dentz de la bouche de fine force de rire ». Dans d'autres par contre, l'indignation du narrateur devant les tours joués a de pauvres naïfs nous fait presque oublier le côté plaisant de l'anecdote présentée. Cependant, chacune de ces nouvelles, sans exception, peut s'inscrire dans un schéma unique. Ce sera le dessein de mon exposé d'en révéler la syntaxe narrative régulière. Des attributs constants de leur structure, je déduirai leur valeur comme témoins d'une époque. Le corpus examiné sera l'ensemble des Cent Nouvelles nouvelles3. L'analyse portera sur le récit proprement dit, l'anecdote particulière présentée dans chaque conte. Elle laissera de côté le cadre ou le narrateur présente ses nouvelles et les relie aux autres.
3 A partir d'ici, ce titre désigne le recueil des contes de Vigneulles te1 que I'a intitulé Charles Livingston.
4 Armine Avakian Kotin, The Narrative Imagination : Comic Tales by Philippe de Vigneulles (Lexington : University Press of Kentucky, 1977), pp. 38-59.
5 Annine Kotin, « Le Comique et les moralités dans les Nouvelles de Philippe de Vigneulles : leur sens ultime ». La Nouvelle française à la Renaissance, ed. Lionello Sozzi (Genève : Slatkine, 1981) p.172.
6 Depuis les découvertes de Propp au sujet du conte merveilleux, la notion de fonction narrative a été appliquée maintes fois par les chercheurs dans des contextes divers. Greimas défini la fonction comme « unité de contenu ». C'est dans ce sens que je l'utilise ici, en tenant compte de ses possibilités de transformation et de réduction telles que les ont proposées Barthes et Todorov. Autrement dit, les fonctions que j'énumère comme fonctions principales d'un conte examiné renferment le conte dans son entièreté. Le modèle final auquel j'arrive a été vérifié dans chaque séquence des nouvelles de Vigneulles qui nous sont parvenues complètes. Les textes consultés sont les suivants : Vladimir Propp, Morphology of the Fojktale, 2d ed., trad. Laurence Scott (Austin : University of Texas Press, 1968) ; Julien Algirdas Greimas, Sémantique structurale : recherche de méthode, édition revue, (Paris : Larousse, 1972) ; Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits, » Poétique du récit par Roland Barthes, Wolfgang Kayser, Wayne Booth et Philippe Hamon (Paris : Seuil. 1977) ; Tzvetan Todorov, Poétique de la prose (Paris : Seuil, 1977).
7 Ce sont les qualifications que lui donne Barthes dans son « Introduction à l'analyse structurale des récits » (p.29) : « Une séquence est une suite logique de noyaux unis entre eux par une relation de solidarité. La séquence s'ouvre lorsque l'un de ses termes n'a point d'antécédent solidaire et elle se ferme lorsqu'un autre de ses termes n'a plus de conséquent. »
Une lecture même superficielle des Cent Nouvelles nouvelles permet d'y constater la présence permanente d'un des deux thèmes opposés de la ruse ou de la naïveté. Armine Kotin a précédemment reconnu deux modelés structuraux entièrement distincts aux nouvelles de Vigneulles, l'un s'adaptant aux contes de ruse et l'autre propre aux contes de folie4. Se basant sur ces deux modèles pour élaborer sur les contes de Vigneulles, elle concluait dans un article ultérieur que « le comique des nouvelles est fondé sur la suite des événements et surtout sur le résultat »5. Mon modèle offrira une amélioration sérieuse du sien : un schéma unique aux signes interversés qui dévoilera la source invariable de l'humour des contes.
Dans l'analyse qui suit, j'identifierai les fonctions narratives de contes sélectionnés pour des motifs particuliers que j'indiquerai6. Chaque conte sera divisé en séquences. La séquence a ici le sens d'un ensemble complet dont la dernière proposition n'a plus de relation directe avec la proposition suivante s'il en existe une7. Nous constaterons que nos contes referment des séquences simples où notre structure de base pourra s'observer dans sa forme initiale et des séquences complexes oh elle se présentera dans des états légèrement modifiés.
Les deux premiers contes sur lesquels j'appui ma démonstration (contes 95 et 29 respectivement) ont été choisis parce qu'ils représentent des séquences simples et appartiennent aux deux catégories thématiques opposées dans lesquelles se rangent toutes les nouvelles de Vigneulles : la ruse et la naïveté. Les autres contes illustrant mon propos donneront des exemples de séquences de complexités diverses. Le modèle de base pourra servir à une séquence simple comme à une séquence complexe et j'ai vérifié son efficacité pour chacune des 91 nouvelles qui nous sont parvenues à peu près intactes.
La nouvelle 95 que nous exploiterons d'abord, renferme deux séquences simples.
Nous examinerons la première pour en établir les fonctions narratives. A cet effet, nous commencerons par réécrire de la manière la plus élémentaire, la partie du conte qui forme une séquence entière. Nous nous assurerons d'inclure dans notre version toutes les fonctions principales qui s'y trouvent. Voici ce conte dans sa forme sommaire : Un homme est l'amant de l'épouse de son voisin et ses amis l'avertissent du danger qu'il court. Mais lui, fanfaron, gage qu'il aura la femme sans encombre, en présence du mari. Ce dernier et son épouse sont dans leur chambre et devisent ensemble sans se douter de rien. L'amant qui est familier des lieux, vient et les aperçoit de l'autre côté de la fenêtre. Il s'exclame et prétend qu'il les voit faisant l'amour. Le voisin est d'abord surpris et irrité, mais il finit par se laisser convaincre que la fenêtre a joué un tour d'optique au rusé. Il accepte donc de vérifier le phénomène. L'amant saisit l'occasion pour profiter de la femme sous les yeux du mari et gagne ainsi son pari.
Le mari est persuadé par son épouse et le voisin qu'il s'agissait vraiment d'une illusion.
Si nous faisons la liste des fonctions de notre conte simplifié, nous constatons les étapes suivantes :
   1. L'amant doit cesser de rencontrer l'épouse de son voisin.
   2. L'amant décide au contraire de faire l'amour avec elle en présence du mari.
   3. Le mari et la femme discutent dans la chambre.
   4. L'amant arrive et regarde à travers la fenêtre.
   5. L'amant invente le tour de la verrière déformante.
   6. Le mari tombe dans le panneau et accepte de vérifier l‘illusion.
   7. L'amant fait l'amour avec la fermme pendant que le mari les observe de l'autre côté de la fenêtre.
   8. Le mari reste dans l'ignorance du tour joué.
Sous une forme plus abstraite, cette liste peut s'adapter à toutes les séquences de ruse des contes de Vigneulles. Si on adopte l'appellation de héros pour le personnage principal de la séquence et de victime pour celui trompé par le tour, pour simples raisons de schématisation, nous avons le modèle suivant :
   1. Présence d'une loi, d'une norme à suivre, d'une vérité, d'une tâche à accomplir.
   2. Le héros désire enfreindre ou retourner cette loi, cette norme, etc.
   3. La victime fait preuve d'un manque de sagacité.
   4. Le héros choisit ses moyens avec discernement.
   5. Le héros invente un tour (tromper).
   6. La victime est trompée.
   7. Le héros arrive a son but.
   8. La victime est punie.
A la fin de la séquence, la proposition initiale est violée ou retournée, le héros étant parvenu à ses fins. Nous verrons plus loin que la séquence de ruse, loin d'être toujours terminée, peut exister dans des états d'achèvement divers. Pour l'instant nous nous contenterons de ce schéma de base que nous abandonnerons momentanément pour observer une séquence de naïveté.
Le conte 29 nous en donne un exemple. Nous commencerons par en écrire une version succincte, comme pour la séquence de ruse, en nous assurant de n'en omettre aucune fonction narrative : Un homme a besoin d'une paire de chaussures. Il prie son épouse de lui en rapporter une de la ville le lendemain. A cet effet, elle prend la mesure de son pied et la dépose sur l'appui d'une fenêtre. Mari et femme vont se coucher et ils décident alors que le mari ira faire leurs affaires le lendemain plutôt que la femme. Le jour suivant, le mari se rend en ville, y vend ses fruits pour avoir de l'argent, puis veut acheter ses chaussures. A ce moment-là, il se rend compte qu'il a oublié sa mesure chez lui. Irrité de ce contretemps, il retourne au logis et explique à son épouse qu'il n'a pu se procurer de chaussures faute de mesure. Celle-ci se moque de lui et il se rend compte de sa sottise.
Les fonctions de notre conte peuvent s'organiser comme suit :
   1. Un homme a besoin de chaussures.
   2. Il décide d'en acheter.
   3. et 4. Lui et sa femme choisissent les moyens pour accomplir cette tâche ; (elle ira à la ville, elle prend la mesure de son pied, ils conviennent que c'est lui qui ira, il y va).
   5. Le mari constate qu'il a oublié sa mesure.
   6. Le mari ne peut acheter ses chaussures.
   7. Le mari rentre chez lui bredouille.
   8. La femme se moque de son mari.
Si nous mettons cette liste sous une forme plus abstraite, nous obtiendrons, comme dans le cas de la séquence de ruse étudiée auparavant, le schéma standard de toutes les séquences de naïveté :
   1. Présence d'une loi, d'une norme à suivre, d'une tache à accomplir.
   2. Le héros désire suivre cette loi, cette norme, accomplir cette tâche.
   3. et 4. Le héros choisit une marche à suivre qui manque de discernement.
   5. Le héros fait une erreur (se tromper).
   6. Le héros victime est trompé.
   7. Le héros échoue.
   8. Le héros est puni.
Si on compare le modèle de ruse a ce schéma de naïveté, on remarque qu'on est en présence de deux structures inversement identiques. Dans le second modèle, les étapes 3 et 4 sont en quelque sorte combinées, de même que les étapes 6 et 7, étant donné qu'il n'y a pas de victime, ou plutôt que héros et victime ne font qu'un, le héros étant victime de sa propre erreur.
Le désir d'enfreindre, de changer un état de choses existant dans le schéma de ruse, s'oppose à la tentative de mener bien un projet ou de garder le statu quo dans le modèle de naïveté. Le méfait du schéma de ruse, une tromperie, contraste avec celui du modèle de naïveté, une erreur (tromper / se tromper). Ce mauvais tour est précédé du bon jugement du rusé dans la structure de ruse et du manque de discernement du naïf dans l'autre. Aux étapes 5 et 7, la révélation du méfait et le triomphe du rusé s'opposent à la divulgation de la méprise du naïf et a sa défaite. A la dernière étape la victime est punie dans le schéma de ruse, tandis que c'est le héros qui l'est dans le modèle de naïveté. A la fin de la séquence, le rusé a transgressé la loi qu'il voulait violer, tandis que le naïf n'a pu accomplir son dessein.
Considérant notre modèle unique a deux signes du point de vue des modalités opérant dans la séquence, nous arrivons au résultat suivant :
    Ruse (+)     Naïveté (-)
1. Proposition initiale.
2. Vouloir du héros.
3. Non-savoir de la victime.
4. Savoir du héros.
5. Savoir du héros (tromper).
6. Non-savoir de la victime.
7. Pouvoir du héros.
8. Non-pouvoir du héros victime.
1. Proposition initiale.
2. Vouloir du héros.
3. Non-savoir du héros victime.
4. Non-savoir du héros.
5. Non-savoir du héros (se tromper).
6. Non-savoir du héros victime.
7. Non-pouvoir du héros.
8. Non-pouvoir de la victime.
Il faut remarquer que dans la séquence de ruse, les étapes 3 et 4 peuvent être interverties, le manque de sagacité de la victime pouvant se manifester avant ou après le choix des moyens par le héros.
Ce modèle final à double signe qui représente la séquence simple de nos contes, peut aisément s'adapter aux différentes séquences complexes que nous y avons rencontrées et qui sont, comme nous le verrons, au nombre de trois. Les séquences complexes naissent d'un renversement du signe habituel d'une fonction. Les séquences de naïveté n'offrent jamais de variation de signe ; les fonctions du héros victime étant toujours négatives, ces séquences restent constamment simples. Par contre, les séquences commencées sous le signe de la ruse (héros +), peuvent exister sous une forme hybride et complexe ou le signe des fonctions du héros-destinateur et de la victime-destinataire change en cours de route. Ces variations de signe surviennent a des endroits divers, parfois même avant la réalisation de la tromperie à l'étape 5. Nous avons alors une séquence complexe dont le début se dédouble et ou les rôles de destinateur-héros et de destinataire-victime se substituent l'un à l'autre.
Le conte 17 nous offre deux exemples de cette sorte de séquence. Nous en observerons la première. L'étape 4 de ce conte acquiert le signe + quand le bourgeois faisant ses dévotions à l'église, entend le chanoine fixer rendez-vous à sa femme. Cette étape normalement négative dans la séquence de ruse, est ici positive. Elle fait pivoter les rôles : le héros devient victime et vice-versa. On note un dédoublement des premières étapes de la séquence, l'étape 4 devenant l'étape 1 de la séquence dédoublée. Nous sommes en présence d'une séquence complexe plutôt que d'une nouvelle séquence, étant donné que la séquence interrompue par le signe positif ne forme pas un ensemble complet, mais a pour résultat la permutation des rôles de destinataire et destinateur.
Voici le schéma de ce conte :
   1. Une bourgeoise s'installe à l'église devant son mari, sans le savoir.
   2. Le chanoine arrive qui est intéressé à la bourgeoise.
   3. Le chanoine et la femme font des plans pour se retrouver.
   4. (+) ou 1. (séquence dédoublée) Le mari est au courant de ces plans.
   2. (séquence dédoublée) Le mari veut se venger.
   3. (séquence dédoublée) Le mari choisit ses moyens (demande à être exempté du guet pour la nuit, se procure des vêtements pareils à ceux que sa femme porterait, revient chez lui et feint d'être malade).
   4. (séquence dédoublée) La femme le croit.
   5. (séquence dédoublée) Le mari se présente chez le chanoine déguisé en femme.
   6. (séquence dédoublée) Le chanoine prend le mari pour la femme.
   7. (séquence dédoublée) Le mari se fait reconnaitre.
   8. (séquence dédoublée) Le chanoine est battu et perd ses vaisselles d'argent.
Cette première séquence de ruse hybride et complexe est suivie d'une deuxième séquence du même genre, dédoublée comme la précédente et sur laquelle nous passerons pour abréger.
Nous venons de voir un exemple de conte ou le changement de signe de la fonction 4 fait permuter les rôles de héros et de victime, le savoir de la victime l'incitant à se venger. La structure dédoublée indique toujours la présence du thème de la vengeance. D'autre part, le signe de la fonction 4 (la victime montrant de la sagacité), ne conduit pas forcément à un dédoublement. Si le savoir de la victime à l'étape 4 ne la pousse pas à la vengeance, la tromperie s'accomplit à l'étape 5, mais on a une séquence de ruse ratée, les fonctions 6 et 8 acquérant le signe positif et la fonction 7, le signe négatif. Le rusé échoue parce que sa supercherie est déjouée par la victime.
A ce modèle appartiennent les contes du type « à malin, malin et demi ». Le conte 30 nous en fournit un exemple ; il contient deux séquences dont la première illustre ce thème du plus fin. Nous schématiserons cette première séquence ou le sergent coupable de fautes graves espère recevoir l'absolution sans lourde pénitence. En voici les fonctions correspondant à notre modèle de ruse.
   1. C'est l'époque d'une grande fête chrétienne.
   2. Le sergent veut recevoir l'absolution sans trop d'ennuis.
   3. Le sergent ne confesse que des peccadilles.
   4. (+) Le confesseur connaît la mauvaise vie du sergent.
   5. Le sergent mime un grand repentir mais il substitue le plaisir qu'il a pris à flairer le rôti aux fautes graves qu'il a commises.
   6. (+) Le confesseur n'est pas trompé. Il essaie d'obtenir une confession en règle du sergent.
   7. (-) Le sergent échoue ; il reçoit une énorme pénitence pour avoir flairé le rôti.
   8. (+) Le confesseur n'est pas puni.
Dans cette séquence, la fonction 4 a le signe positif, mais c'est en fait de la valeur positive de la fonction 6 que dépend la défaite du sergent. Dans certains cas, au conte 11 par exemple, la fonction 4 est absente. Le curé qui veut mettre son or en sécurité pendant son voyage, l'a emmuré dans son église. Pour en retrouver l'emplacement, il a fait peindre un ange montrant du doigt le lieu où le trésor se trouve. A cet endroit, notre habile curé a fait représenter un sépulcre avec l'inscription : Hic est locus ubi possuerunt eum. La « victime » n'est à ce moment que le voleur hypothétique que le prêtre trompe en substituant un défunt à son bien. Cependant, à l'étape 6, le sacristain déjoue la ruse ; il comprend le sens caché du mot eum et s'empare du trésor.
En plus de cette séquence complexe du plus fin où le savoir de la victime ne se manifeste qu'à l'étape 6, il existe encore un troisième type de séquence où le rusé initia1 atteint son objectif mais finit quand même par être puni. C'est le modèle de toutes les nouvelles qui renferment le thème de la vengeance insignifiante. Ici, quoique la victime possède les moyens de faire avorter la séquence, elle laisse le héros réaliser son désir. Ce n'est qu'à l'étape 8 qu'elle révèle sa connaissance et punit le héros par son sarcasme. La victime devient ainsi une sorte de philosophe-témoin, observateur amusé des faiblesses humaines. A ce modèle appartient le conte 42 dont les fonctions narratives suivent :
   1. Une femme mariée a toujours eu de nombreux amants.
   2. Elle décide de rendre visite à un Carme de ses amis.
   3. Pour s'absenter sans problème, elle prétend d'habitude aller en pèlerinage et elle a toujours soin de revenir avec ses chaussures crottées.
   4. (victime +) Les gens se rendent compte de son manège et en avertissent le mari.
   5. La femme voulant retourner chez le Carme, dit à son mari qu'elle va en pèlerinage à Sainte Barbe.
   6. (victime +) Le mari suit son épouse et l'observe.
   7. (héros +) La femme fait l'amour avec le Carme.
   8. (victime +) Le mari offre à ses amis le spectacle de son épouse et du Carme et la loue sarcastiquement de « faire son pèlerinage sur le dos » pour épargner ses chaussures.
Dans ce type de conte, le savoir de la victime qui existe depuis l'étape 4, n'est révélé au héros qu'à l'étape 8, et la réalisation de son désir n'est qu'une victoire tronquée puisqu'elle dépend du bon vouloir ironique de la victime.
Les trois adaptations du modèle positif de base que nous venons d'observer sont les seuls types de varitions que j'ai relevés dans l'ensemble des nouvelles de Vigneulles. Comme ces arrangements ne mettent en cause que des changements de signes qui, comme nous l'avons vu, ne mènent tout au plus qu'à des répétitions de fonctions et a des permutations des personnages du héros et de la victime, on peut conclure que notre modèle initial a double signe est opérable dans chaque conte sans exception.
Afin de ne rien omettre, il faut encore signaler que nos nouvelles sont composées tantôt d'une seule séquence, tantôt de deux ou trois séquences successives. Dans cette conjoncture, il s'agit parfois simplement d'histoires distinctes réunies par un fil commun ténu : thème ou motif ou encore héros similaires par exemple. Ainsi le conte 83 réunit les aventures de trois fous, l'un fol-sage, les deux autres fols-sots qui n'ont en commun que la folie reconnue des héros. Dans d'autres cas, on peut identifier des contes plus complexes ou une première séquence conduit à une autre. Le conte 7, par exemple, est un conte complexe ou la première séquence (de naïveté) dans laquelle le sacristain offre le pantalon du curé comme relique aux fidèles, provoque la deuxième séquence (de ruse) ou le sacristain se venge des sarcasmes causés par sa méprise.
Les principes structuraux relevés mènent à diverses réflexions sur les nouvelles de Vigneulles. D'abord, nous y remarquons le rôle prépondérant de la modalité du savoir. Chaque séquence née d'un désir, nous offre l'histoire de sa réalisation ou de son échec à travers les vicissitudes du savoir. Le savoir conduit au succès, le non savoir à la défaite. Le naïf, celui qui ne sait pas, a perdu d'avance. Dans sa poursuite d'un objectif quelconque, il fait fausse route. Il se trompe, échoue, ou bien est dupé par celui qui sait. Le gagnant est le malin, le futé, le virtuose du système D qui sait manipuler pour atteindre son but. Dans sa démarche il risque cependant toujours de rencontrer la victime lucide qui fera avorter son plan, se vengera ou se moquera de lui. Le savoir en cause est un savoir pratique, une habileté à saisir les rapports, a démêler les situations, à se tirer d'affaire.
Un autre aspect intéressant des contes mis en évidence par leur structure narrative est le caractère binaire de leur humour. Leur attribuant deux structures de séquence, une de ruse et une de naïveté, Armine Kotin impute la réalisation du résultat comique tantôt au vouloir bloqué, tantôt au pouvoir, tantôt au savoir ou encore au « faire semblant »8. Mon modèle, offrant une synthèse plus accomplie des fonctions narratives, fait ressortir la condition essentielle à la production du comique dans les contes : la substitution qui se présente invariablement a l'étape 5 de la séquence. Cet échange consiste toujours en une tromperie ou une méprise de la part du héros. Il mène au rire en permettant un écart entre les événements observés et le déroulement attendu. Le conte ne devient comique qu'au moment où la substitution commence à exister au moins virtuellement, offrant au lecteur deux options possibles pour le dénouement de l'anecdote. La présentation par le farceur du conte 95 de la « verrière » déformante au mirage érotique fait déjà sourire parce qu'on y perçoit l'ébauche du remplacement qu'il va effectuer. Il s'agit toujours d'un échange fait par le héros sur un des axes paradigmatiques d'une situation. Tandis que le lecteur est au courant des deux alternatives, la victime ne dispose que de celle offerte par le héros, et par conséquent, provoque un déroulement d'événements contraires à son attente. Ceci est le cas dans les séquences de ruse aussi bien que dans celles de naïveté ou le naïf/héros opère lui-même la substitution qui le rendra victime. Dans les séquences de ruse ou la victime est plus fine que le héros, elle parvient déjouer la machination, c'est-à-dire à faire l'opération en sens inverse, choisissant sur l'axe exposé de la situation, le paradigme originel.
8 Armine Kotin. « Le Comique el les moralités dans les Nouvelles de Philippe de Vigneulles », pp. 173-175.
9 « Une situation est toujours comique quand elle appartient en même temps a deux séries d'événements absolument indépendants, et qu'elle peut s'interpréter à la fois dans deux sens tout différents ». Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique (Paris : Presses Universitaires de France, 1972) 303e édition.
On remarque dans cet agencement, un nette analogie avec « l'interférence des séries » de Bergson dans laquelle l'effet cornique est fonction de l'automatisme impliqué et où la vie se présente sous forme de tranches amovibles et interchangeables9.
Il faut noter que dans nos contes, le décalage d'une série sur l'autre oriente presque toujours vers le matériel, l'érotisme ou la scatologie : le sépulcre inventé par le curé du conte 7 retourne à sa forme primitive de coffre d'argent ; au conte 42, le pèlerinage de la fermme infidèle se transforme en visite au Carme, son amant ; la pierre jetée à la pauvresse du conte 18 n'était après tout qu'un « estronc gelé » qui la rend l'objet des sarcasmes de son mari.
Tributaires de la modalité du savoir qui y est utilisée à des fins coercitives et trompeuses, les fonctions narratives des nouvelles de Vigneulles nous révèlent un monde dur, jouisseur, calculateur, à l'affut de plaisirs matériels, en somme bien dans la tradition des fabliaux. La structure constante des Cent Nouvelles nouvelles nous invite à réfléchir sur celle des anecdotes comiques des conteurs contemporains de Vigneulles.
Les péripéties suivant la substitution opérée dans chaque séquence semblent-elles aussi mériter qu'on s'y attarde. Leur orientation particulièrement matérielle devrait nous fournir des précisions intéressantes sur la nature du comique à la Renaissance.
 
| Retour chapitre page précédente |