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ANNUAIRE DE LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE ET D'ARCHÉOLOGIE DE LA LORRAINE
TRENTE-HUITIÈME ANNÉE
TOME XXXIV
1925
La Chronique de Philippe de Vigneulles est l'œuvre capitale de ce fécond écrivain qui a écrit des vers (1), mis en prose la Geste des Lorrains (2) (qu'il considérait comme une œuvre d'histoire), et rédigé des Contes (3) analogues aux Contes de Boccace. La Chronique, encore inédite, comprend trois volumes in-folio (28 cm. sur 19) de 418, 422 et 397 feuillets (4). Quelle est la valeur historique de cette énorme compilation ? La question vaut d'être posée, et elle mérite d'être examinée soigneusement. M. Livingston, qui vient d'éditer quelques-uns des Contes de Philippe de Vigneulles, parle de la Chronique avec un certain mépris : « Quoique n'ayant pas de valeur historique, sauf en ce qui concerne la partie qui se rapporte à l'époque de la vie de l'auteur, cette œuvre présente néanmoins un certain intérêt à cause des longs passages que Philippe consacre aux origines légendaires de Metz, Trèves, Toul, Thionville et autres villes lorraines (5). » (1) Bibliothèque nationale, nouv. acq. 3374, f° 9. Il s'agit d’oraisons à Notre-Dame, à Saint Nicolas, à Sainte Barbe. (2) Bibliothèque de la ville de Metz, ms. 847 (97). Voyez PANGE (Comte de), Les Lorrains et la France au moyen âge, Paris, Champion, 1919, in-81, p. 105-121. (3) LIVINGSTON (Charles H.), Les Cent Nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles, chaussetier messin, Paris, Champion, 1924 (Extrait de la Revue du Seizième siècle, t. X, 1923). (4) Ms. 838-840 (88-90) de la Bibliothèque municipale de Metz. (5) LIVINGSTOT, op. cit., p. 6. |
Il apparaît toutefois que M. Livingston – qui, visiblement, n'est pas très familier avec le dialecte lorrain ni avec la littérature messine, – n'a point lu, ni même vu la Chronique. D'où vient ce jugement sévère ? La source en est, directement ou indirectement, la notice consacrée au manuscrit principal de la Chronique (Metz 838-840 [88-90]) dans le Catalogue général des manuscrits des Bibliothèques publiques des départements (1). L'auteur de cette notice (Prost), par suite d'une inadvertance (2) qui s'explique difficilement chez un érudit qui a souvent manié la Chronique et qui la connaissait bien, dit du premier volume : « Ce volume renferme l'histoire de Metz depuis sa fondation, l'an du monde 2659, jusqu'en l'an de Jésus-Christ 418 ». L'on en a conclu que ce volume de 418 feuillets ne contenait, selon toute vraisemblance, que des fables. Mais le chiffre 418 que porte le dernier feuillet, est un simple numéro d'ordre ; le premier volume, en réalité, va jusqu'en 1424. Philippe de Vigneulles est né en 1471 ; il s'est informé auprès des vieillards : Collignon de Magny et Collignon Lowiat (3) se souvenaient encore, quand Philippe de Vigneulles les a interrogés, de l'année 1420, à vrai dire exceptionnelle. Non seulement le premier volume de la Chronique s'étend jusqu'au premier quart du quinzième siècle, en pleine période historique, mais il nous offre, à côté de documents de seconde main, des détails originaux et de première main, que nous chercherions vainement ailleurs. (1) T. V, p. 303. (2) Je note encore quelques oublis. La lacune qui existe entre les feuillets 396 et 397 n'est pas indiquée. Les dessins ne sont pas mentionnés (f° 168 r°, un dessin à la plume non terminé f° 213 v°, une miniature). Enfin l'on peut lire, à la fin du premier volume : (Ces) croniques ont ettéz retiréz des mains de Monsieur de Marescot par le soussigné amant citain de Metz az Paris ce 12e Mars 1624. P. de Vigneulles. Les mots : amant, citain de Metz, ont été barbouillés par la suite ; ils restent toutefois bien lisibles. (3) Année 1420. « Celle année fut tellement hastive, et vint la challeur de cy bonne sorte que au premier jour d'apvril estoit le myrguet tout flory, et en vendoit on à ce jour là à grant habundance devant la Grande Église d'icelle cité... Item, le Xe jour d'icelly mois d'apvrilz, estoient en Metz les frèzes meures, et les vendoit on devant le mousties. Puis, le darnier jour d'icelluy meisme mois, on vendoit en la dicte place les serixe à la livres... Item, l'an dessus dit, le XXIIe jour du mois de jung, on olt en plusseurs lieu en Mets des rai¬sins taillies et à demey mehure ; et ung mois après, c'est assavoir le XXIIe jour du mois de juillet, on beust du nouvyau vin en la ville de Maigney, tesmoing Collignon de Maigney et Collignon Lowiat, et plusseurs aultres, qui alors y estoient. Et, de faict, ce dit jour, il maingèrent des pussins frossies au mot [moût]. » Epinal, f° 470 v°, 471 r°. |
Philippe de Vigneulles commence sa Chronique par la description des six âges du monde, puis des sept âges de l'homme. C'est au f° 3 r° qu'est exposée, en prose et en vers, la fondation de Metz. Au f° 14 r°, Philippe de Vigneulles en est à Jules César. Suivent divers résumés d'histoire grecque, d'histoire romaine et d'histoire sainte, puis d'histoire de France. Les légendes des saints messins et le récit de leurs nombreux miracles occupent une grande place. Dès le f° 143 r°, nous entrons dans l'histoire de Metz proprement dite : « Il est bien convenable icy mectre et adjouster la coppie du cartulaire et livret dairiennement translaté de mot à mot... » C'est du Cartulaire de Saint Arnould qu'il s'agit. Dès ce moment, Philippe de Vigneulles rédigera l'histoire de Metz d'après les documents authentiques, et sa Chronique vaut ce que valent les documents qu'il transcrit ou qu'il résume. Voici ce qu'il écrit lui-même (Metz, f° 115 r°) : « ...Comme je vous ait dis dessus, la plus grand part des lestre et chartre de la fondacion de plusieurs église estant à Mets ou entour d'icelle, pour succession de tamps ou nonchaillance, ont estés perdue, prinse ou brullée, tant des Wandre et Hongre comme aussy de fortune de feu, comme il avint du secrétaire de la Grand Église de Mets, lequelle une fois fut brullés par accident et fortune de feu, et auquelle furent plusieurs lestre brullée. Aussy de l'esglise de Sainct Siphorien, estant alors devent les murs de la cité de Mets, laquelle depuis fut abatue et aruinée, et furent tous les biens prins et ravis de ceulx meisme de la dicte cité ; et fut ce fait au temps de la guerre des Roy, comme nous dirons icy après. De Sainct Clément pareillement, on en trouve bien peu. Et encor moins de Saincte Marie a Damme, de Sainct Saulvour, de Nostre Damme la Ronde, de Sainct Vincent, de Sainct Eloy et de Sainct Martin devant Mets, des Damme des Précheresse, des Cordellier, des Pucelle de la Madellaine et de Clervaulx, du Sainct Esperit, de la Trinités, de Sainct Jehan de Rodes en Chambre, de Nostre Damme aulx Champs, de Saincte Elisabeth, de la Chaipelle du Prey et de Nostre Damme du Pon Thieffroy, et de plusieurs aultres, de toutte lesquelles dictes église ne de leur acomencement et fondacion l'on en trouve bien peu par escript, jai ce que j'ayee fait grand diligence d'en anquérir et sairchier. Parquoy vous oyrés ycy après tout ce que j'en ait peu trouver, quant tamps et lieu vanreit d'en parler. » Un historien moderne ne ferait pas mieux. |
Comment travaillait Philippe de Vigneulles ? Quelles sont ses sources (1). Le chaussetier messin prend soin de nous le dire lui-même dans la préface, si je puis dire, du second livre (2). « Icy après s'ensuit la seconde partie de ce présant livre, en laquelle est contenus et pairlés de plusieurs et diverse adventure estre advenue en la noble cité de Mets et au païs joindant. Lesquelles je, Philippe de Vignuelle, le mairchampts, ait recueillis et concordez de plusieur traictés et voullume, et les ait mis et joing ensamble, cellon la dabte et cellon le tamps, à plus vray que je peu ne sceu... Et, jay ce que les dicte cronicques ne soye pas de grande impourtance, touteffois je n'y ait mis chose, à mon powair, que je ne croye estre vraye. Car, touchant de ce que j'en ait trowés escript en diverse traictiet et voullume, et desquelles j'ay prins grant paine à les joindre et concorder ensamble, comme dit est, je croy que ceulx que premier les ait escript lez ont mis à vray et à plus droit qu'il ont sceu ne peu, cellon la vérité. Et aucy de ce que j'en ait oy dire et conter à gens digne de fois, et qui du paissé est advenus devent mon tampts, je n'y cuyde avoir mis chose que pareillement je ne thiengne pour avoir veu et qui ne soit vérité. Car biaucolpt de chose ont estez faictes et dictes, et biaucolpt d'aventure advenue en Mets et dehors devant ma nativité, lesquelles chose jes oy raconter à ceulx qui les avoie veu. Et en sont encor les chose toute congneue, toutte noctoire et de fresche memoire. Paireillement de ce que durant mon eaige et en mon tamps je congneus et veu, je le mis et escript à plus droit à la vérité que je peu ne sceu, cellon ma possibillité. Et pourtant, ce ces dictes cronicque ne sont pas mise en cy biaulx tairme ne en cy plaisant stille, avec belle perolles on biaulx langaige aornés, comme estre deussent, cy n'en sont elle pas moins à priser, ne jay pour ce ne laissent elle à estre vraye. Sy prye à tous les liseur et audicteur que les faulte weulle amender et corrigier ; avec ce y oster, ajouster, repranre ou remestre, cellon leur voulluntez et (1) Voyez. DORNER (Mme), Philippe de Vigneulles. Un Chroniqueur messin des XVe et XVIe siècles. Mémoires de l'Académie de Metz, 1913-1914. L'article de Mme Dorner, d'ailleurs bien fait, est assez superficiel ; Mme Dorner s'est contentée trop souvent d'utiliser les travaux antérieurs. (2) J'emprunte ce texte au manuscrit des Archives de la Moselle, que je reproduis textuellement, avec son orthographe. L'on pourra faire la comparaison avec le texte définitif, revu et augmenté par Philippe de Vigneulles lui-même, du manuscrit 830 [88] de Metz. |
plaisir, car j'en ait fait cellon ma petitte possibilité et puissance. » Nous possédons d'ailleurs plusieurs états de la Chronique. 1° Les Archives de la Moselle conservent un manuscrit, très incomplet, et d'ailleurs peu maniable – les feuillets s'y suivent sans numérotation, dans un certain désordre. Ce manuscrit (1) est le brouillon de la Chronique. Nous le désignerons par la lettre A. 2° La Bibliothèque de la Ville de Metz possède un manuscrit (838-840 [88-90]) qui est considéré, avec raison, comme un manuscrit autographe. Il n'est autre chose que la mise au net du manuscrit précédent. Philippe de Vigneulles a apporté au texte du ms. 838-840 de rares corrections, surtout de forme. Nous désignerons ce manuscrit par la lettre M. 3° Le manuscrit 34 de la Bibliothèque de la Ville d'Epinal (2) est une copie du manuscrit précédent. Nous le désignerons par la lettre E. Le tome I du manuscrit 34 a été copié, du vivant de Philippe de Vigneulles, sur le manuscrit 838 (88). Le travail a été fait par un scribe de profession, sans doute, car il est fort bien écrit, et transcrit mécaniquement (3). Il semble (1) Le manuscrit est entré aux archives de la Moselle avec la collection Finot. Il offre cette mention en marge du feuillet qui porte le début de la seconde partie du premier livre, correspondant au f° 214 r° du ms. 838 de Metz : « Ycy commense le troisiesme tome des dictes croniques, ainsi que Philippe de Vigneulle, autheur, les a distinguées, et comme appert par l'exemplaire manuscript de l'autheur qui est entre les mains du sieur Galois, gendre de feu le sieur Philippe de Vigneulle, duquel l'autheur estoit bisayeul. Et finit le dit troisiesme tome. » On doit donc identifier ce manuscrit avec un manuscrit de la Collection Emmery (Catalogue des manuscrits des Bibliothèques publiques..., t. V, p. 304). (2) Catalogue général des manuscrits des Bibliothèques publiques des Départements, t. III, p. 411. (3) Metz 60 v° « ... Saint Loups, évesque dudit lieu, qui luy sumint la cité. » Le scribe n'a pas compris sumint, d'ailleurs mal écrit, et a lu survint (Epinal 69 r°) ; c'est ce qu'avait lu également un copiste moderne (allemand) du manuscrit de Metz. Metz f° 257 v° : « le devent dit pappe Innocent fist faire et assembler ung concille général à Lion, auquelle il priva et fut condamné de l'ampire le devent dit ampereur Ferrey ». De l'ampire a été ajouté après coup entre les lignes par Philippe de Vigneulles, qui s'est trompé de place : c'est après priva que les deux mots doivent être insérés. Epinal (et le copiste moderne du manuscrit de Metz) reproduisent la phrase telle quelle. Le scribe a été jusqu'à transcrire un lapsus de Philippe de Vigneulles : Alexandredin pour Alexandrin. Dans la phrase : « [Dioclétien] n'espargnait prestres, clercz ne lays, nobles ne villains… » (Metz 38 v°), il remplace villains par vaillant (Epinal, 44 v°) |
bien que ce manuscrit ait été exécuté pour un membre de la famille Le Gournaix (1). Il a été revu par Philippe de Vigneulles et corrigé de sa main : Philippe y a même ajouté quelques phrases (2). Il avait alors sous les yeux le manuscrit 838 (88), car il lui est arrivé, en relisant le manuscrit d'Epinal, d'apporter la même modification aux deux manuscrits à la fois (3). De cette simple énumération, il résulte que le meilleur manuscrit, celui qui doit servir de fondement à une édition de Philippe de Vigneulles, est le manuscrit M (4). Seul il reproduit l'orthographe de Philippe de Vigneulles – dans la mesure où Philippe de Vigneulles a une orthographe. Et, si l'on doit tenir compte de certaines modifications, d'ailleurs peu nombreuses et sans importance, apportées au texte par Philippe de Vigneulles lui-même dans le manuscrit E, il est à noter que Philippe de Vigneulles a corrigé encore le texte du manuscrit M, son manuscrit personnel, après la révision du manuscrit E. Au f° 356 r° : Auvergnoy est corrigé assez nettement par Philippe de Vigneulles en Auvergnatz ; le manuscrit E porte Auvergnoy (f° 391 r°) : la correction est postérieure à la révision de la copie. C'est donc le manuscrit M qui nous offre le dernier état du texte de Philippe de Vigneulles. Ajoutons d'ailleurs que nous n'avons, pour les tomes II et III de la Chronique – les plus importants au point de vue historique – que le manuscrit M : tous les autres manuscrits n'en sont que des copies très postérieures. (1) Sur la première page, on peut lire, d'une écriture ancienne : j'apartien au comte de Gournay. (2) Au folio 280 r°, E présente visiblement une correction d'auteur. M (f° 259 r°) porte un renvoi. Philippe de Vigneulles, en lisant, dans E, le nouveau texte, s'est aperçu que les phrases ne se suivaient pas bien et a corrigé. – Au folio 329 r° (M 385 v°), Philippe de Vigneulles a ajouté à la fin d'un chapitre trois lignes qui ne sont que du remplissage. C'est que le scribe avait tourné la page pour le début du chapitre suivant et que l'espace blanc ainsi laissé était trop considérable et offrait un aspect désagréable à l'œil. (3) M f° 336 v°, E 369 v°, il ajoute en Metz à une phrase peu explicite ; M f° 366 v°, E 402 v°, il ajoute car ; M f° 265 r°, E 280 r°, gaignoit – un lapsus, reproduit par le scribe, est corrigé en regnoit ; M 268 r°, 1 293 r°, conte de Lorraine est corrigé en duc de Lorraine. (4) La Bibliothèque Nationale possède (Nouvelles Acquisitions françaises, 6696 ; voyez Mettensia, t. I, p. 105) des extraits faits par Philippe de Vigneulles de l'historien français Gaguin. L'on peut voir d’une part comment Philippe faisait ses extraits, d’autre part comment il les a utilisés dans sa Chronique. |
Nous ne pouvons songer à étudier dans le détail la manière de travailler de Philippe de Vigneulles. L'on verra en appendice la transcription d'une page du « brouillon », et l'on pourra la comparer avec le texte définitif de la Chronique. Il est regrettable que Mme Dorner, qui a pourtant connu et décrit le manuscrit des Archives (1), n'ait pas utilisé, pour l'étude des sources de Philippe de Vigneulles, ce document essentiel. En ce qui concerne l'époque ancienne, Philippe de Vigneulles est un historien honnête et scrupuleux. Il va aux sources et cite ses sources. Il utilise ses prédécesseurs, ainsi que faisait Froissart, en transcrivant leur texte presque mot à mot : c'est pour nous une précieuse garantie. Malheureusement Philippe de Vigneulles ne fait aucune différence entre les Chansons de Geste et les Chroniques, entre les documents d'archives et les imaginations de Jean Le Maire de Belges. L'on ne peut s'en étonner, ni exiger du chaussetier messin un sens critique que n'avait point l'indiciaire et historiographe de la très illustre maison de Bourgogne. Suivant les sources, la Chronique nous offrira donc, à côté des renseignements les plus précieux, des légendes pieuses d'une invraisemblance criante. Pour l'époque moderne, la Chronique de Philippe de Vigneulles, rédigée par un homme curieux et avisé, qui a beaucoup voyagé, qui juge sainement, est très importante. Philippe a été en relations personnelles et directes avec les dirigeants de Metz : il a pu savoir beaucoup de choses, et son témoignage est d'une valeur inappréciable. Comme Philippe a pu consulter des vieillards – et il nous dit lui-même qu'il l'a fait – l'on peut estimer que les deux derniers volumes à peu près contiennent des renseignements originaux, et que Philippe nous donne sur l'histoire de Metz des documents de première main depuis le premier tiers environ du quinzième siècle. Quel est l'intérêt littéraire de la Chronique de Philippe de Vigneulles ? Il est réel – beaucoup plus grand que ne pourraient le faire croire les Contes publiés par M. Livingston. Le pieux messin, un peu lent et prolixe, comme le bon Amyot, était bien l'homme du monde le moins fait pour rédiger des contes grivois. Il faut d'ailleurs ajouter que la ponctuation de M. Livingston est tout à fait insuffisante, et rend souvent inintelligibles les phrases un peu lourdes de (1) Loc. cit., p. 89. |
la langue du XVIe siècle. Gaston Paris trouvait la langue de Philippe de Vigneulles « très naturelle et très vivante » (1). Philippe de Vigneulles a l'avantage d'écrire simplement : il n'a aucune prétention littéraire et laisse à Jean Le Maire de Belges ses recherches d'allitérations et son vocabulaire écorché du latin. Toutes ses corrections - et le manuscrit A est couvert de ratures - ne visent en général qu'à rendre la phrase plus claire et plus explicite. Il parle lui-même, et très franchement, semble-t-il, de la rudesse de son style : ce mot doit être traduit par naturel, et le prétendu défaut est une qualité essentielle. Il est d'ailleurs nécessaire, pour apprécier le style de Philippe de Vigneulles, de noter que les Chroniques ont été écrites pour être lues à haute voix - peut-être dans les veillées de l'hiver (« comme... vous trouvanrez, ce lire ou escouter les voulés » ; Épinal, f ° 1 v°, etc., etc.). C'est ce qui explique la division en chapitres et l'espèce de conclusion qui termine chacun de ces chapitres. Telle phrase un peu longue et surchargée ne prend sa véritable valeur qu'à la lecture à haute voix. Ce qui caractérise ce style, c'est la bonhomie – non pas une bonhomie feinte et artificielle, mais une bonhomie naturelle. La phrase se poursuit sans hâte, enrichie de détails, d'explications, coupée de parenthèses, de reprises. Nous entendons parler le bon bourgeois de Metz, riche d'expérience et d'écus, à l'élocution facile, au sourire fin et malicieux, d'ailleurs profondément religieux, et toujours soucieux de tirer des événements une conclusion morale, de vérifier dans l'histoire l'exactitude d'un proverbe. II prend le plus vif intérêt à tout ce qu'il raconte, et ce n'est pas le moindre charme de son récit que la candeur, la spontanéité et la vivacité de ses impressions. L'on songe, en le lisant, à nos meilleurs chroniqueurs du moyen âge, à Grégoire de Tours et à Joinville. Philippe de Vigneulles possède – chose essentielle pour un historien – le don de la vie. Confiant et même crédule, il accepte sans la moindre hésitation tout ce qui est écrit, tout ce qui est imprimé. Son imagination lui représente les faits avec une vivacité extraordinaire, et il a le don de nous les faire voir comme il les voit ; il fait revivre à nos yeux les siècles passés, histoire et légende, prêtant aux rois et aux saints les croyances, les préoccupations et le langage d'un bon bourgeois lorrain du (1) PARIS (Gaston), Esquisse historique de la littérature française au moyen âge, Paris, Colin, 1907, p. 251-252. |
XVIe siècle. Les personnages les plus effacés, les légendes les plus invraisemblables prennent dans son récit un relief extraordinaire. Mais nous croyons qu'il est préférable, au lieu d'analyser la manière de Philippe de Vigneulles, d'en donner quelques exemples. L'on appréciera mieux le style de ce « chaussetier » messin qui n'a jamais su les règles de l'art d'écrire, qui n'a jamais eu la prétention d'écrire, mais qui est un écrivain né. (M, t. I, f° 103 v°) « [Le très glorieulx roy Soybert] prepousait, affin de ce gairder de péchiés, que, en ensuyant la parolle Nostre Seigneur, lequelle à l'acomensement du monde créait l’omme et la femme, et puis lez mist ensemble par leaulz mariaige, affin qu'ilz acreusse le monde pour lez eaige mutable, e aucy, en regairdant que cez ansesseur ce avoient margés de hoirs en hoirs, affin de gairder leur linaige et pour tenir leur honeurs, sy se pensait que ilz ne se alongneroit mye d'une sy laudable constitucion, et qu'ilz entretenroit la bone coustume de cez noble prédécesseur, et délibérait en son couraige qu'ilz penroit femme convenable à sa générosité et à sa dinitez. Lors mandait plusieur messagier en diverse contrée et région, et, après plusieurs lieu visités, rapourtairent à dygne roy qu'ilz avoient trouvé en Allemaigne une noble et belle pucelle, fille à très puissant prince le duc Guyson, laquel avoit à non Fredebour, et estoit digne d'estre acoupplée à royaulz seigneur. Adonc mandait le noble roys à la pucelle estranne royalz, avec grant gens et noble, et tantost après la comendait à amener en sa cité de Mets. Or, quant se vint à jour de l'espouzement, et que toutte la noblesse estoit venue de plusieurs régions et contrée, tant en prince, duc, conte et marquis, et moult d'aultre barons, pour estre et pour faire honneur à deux sy noble lumière, comme deux digne sierge ardant, c'est assavoir du roy et de la noble pucelle, laquelle estoit jay de cuer fiancye au doulz aignelz qui est conducteur de virginitez, alors la noble pucelle, voiant le jour dez nopce aprouchiez, ce print à contrester de toucte sa force, en disant qu'elle avoit plus chier que son corps corruptible fut livreis à mort que qu'elle laissait ne faulsait son doulz seigneur le noble aygnialz Jhésu Crist, en viollant son corps qu’elle lui avoit donné. Mais, quant elle s’apersutz que contre tant de gens elle ne pouroit avoir force, ne ne poulroit résister, elle s’en fuit de nuytz, et corrut |
plus tost qu'elz peult en l'église du grand moustière de sainct Estenne de Mets, et là demourait toucte la nuyt avec deux pucelle. Et, le matin, elle desvestit cez propre vestement royaulx, et prist vertement et habit de meilleur propos, avec le veulle (1) dessus son chiefz. Et puis c'en vint à grant aultel en le anbressant et baisant, et tenoit le cornalz (2) d'icellui aultelz estroit sairés ; et priait Nostre Seigneur toucte la nuyt en luy recomendant sa virginitez, et tenoit ung agnyalz duquelle elle avoit vollunté entier de espouzer le doulx Jhésus. Quant se vint au matin, que le glorieulx roy fut appareillier pour monner son espouze à moustier, il luy fust dit qu'elle s'en estoit foyee (3) en l'église de sainct Estenne. Et alors vint le noble roys en ladicte église, et cez prince et ces baron avec luy. Et là trouvairent la gentilz pucelle voillée, laquelle tenoit le cournalz de l'autel embraissiet. Alors le glorieulx roys, voiant cez chose, ce donnait merveille et la fist panre pour la traire ansus de l'aultel. Adonquez Dieu y monstrait son miraicle : car par nulz vertus d'homme ne par force ne post la pucelle estre tirée ansus de l'aultel. Le très glorieulx roy Soybert, voiant ces choses, ce eshahist. Et, quand il vyt sy grant constance en la pucelle, ce aprouchait de l'aultel, et, avec plusieurs sainct évesque, c'en vient audit autel, et dit : « Dame pucelle, veneis seurement à moy, car en cest journée vous vanreis acomplir tous lez desire de vostre pensée. » Cez chosez oyant, la dévote pucelle vierge et espouze de Nostre Seigneur Jhésu Crist eust espérance, et pour ce elle mist son chief dessus l'autelz, et sa virginitez recomendait à la très divine puissance de Nostre Seigneur, et dist : « Vecy l'ancelle de Nostre Seigneur Jhésu Crist. Car ensy soit fait selonc la parolle dou roys ». Adoncque la prinrent les sainct évesque et la menairent à roy ; et incontinent il la fist vestyr de royaulz vestement, laquelz s'en déboutoit de tous son pouvoir. Et puis la fist corouneis. Et par dessus le noble dyadamme fist mectre son sains veille noyres, et adoncque parlait à elle et ly dit en telz manière : « Ma doulce amye, ajourdhuy appareilleis mes nopse, car je te en commet en anbressement du roys célestez, par teilz que nous puissions veoir l'ung l'aultre en la maison dou reaulme lassus ». Et, en disant ycelle parolle, le très dévot et sainct roys acomensait à geter de cez noble yeulx sy grant habondance de larme que tuytz ceu qui estoient présent cognissont clèrement qu'il (1) Voile. (2) Coin. (3) Elle s’était enfuie. |
estoit vrais sargent de Nostre Seigneur, et que ilz amoit plus Jhésu Crist que lez chose mondaines. Puis allait le noble rovs Soibert panre sa noble espouse la nouvelle pucelle et à Dieu consacrée, sy l'en menait au grant pallais, et la fist assoir deleis luy. Là fut le mengier appareillier au pouvre et a riche, se grandement que leur royaulle magnificence le requéroit. Puis, après que ce grant maingier fut fait, le noble et glorieulx roy print la sainte pucelle, et fut mise et esseutte (1) pour abaisse à monasterre de sainct Pierre à nonein à Mets. » L'on voit combien Philippe de Vigneulles, avec sa foi profonde, presque enfantine, est proche de ces légendes du haut moyen âge qu'il a su nous rendre dans toute leur fraîcheur naïve : l'on pourrait dire que son récit est coloré comme un vitrail. Dans la narration d'événements plus récents, il fait preuve d'autres qualités : les pages suivantes, qui racontent une aventure de la propre vie de Philippe, sont débordantes de vie : dans sa simplicité, Philippe de Vigneulles sait, par la vivacité et la sincérité de son accent et de ses impressions, nous intéresser autant et plus que le plus habile des romanciers. « Or, pour entrer en prepos (2), je vous veult donner à entendre comment, à mon retour de la cité de Néaple et de Romme, je promis et voua, pour estre préservés de tous dangiers, de en devocion faire ung voyaige à glorieulx Sainct Nicollas et à madame Saincte Bairbe ; et tellement que, en cest presante année, le second jour de novambre, jour des arme, et lundemains de la Toussaincts, je me mis en chemin pour acomplir mon veu à Sainct Nicollas de Pol. Et à ce jour je fis mon voyaige tout à piedz, puis, au lundemains, je partis de bon mattin et retournay à giste à Vignuelle. Et fut ce voyaige l'acommencement de ma fortune, car, la nuyt que je fus à Sainct Nicollas, je ne dormis comme riens, pour ung jonne anffans qui estoit à ung pellerin, lequeIle toutte la nuyt ne fist que braire et cryer ; parquoy que je fus retournés à Vignuelle, pansant à bien repouser et dormir sans resveiller avant que droit. A celluy jour, y avoit heu la nopce d'ung viez homme, moistriez audit mon perre, parquoy, à mon retour, je trouvait que tout estoit en joie ; et encor plus ledit mon père fut bien joyeulx de ma venue. Et fut le souppés fait, après lequelle y demandairent à danser. (1) Exactement : assise. (2) Propos | |
Et moy, je fus bien affectueusement priés et requis de juer d'ung petit rebech que j'avoye, et duquelle aulcune fois, par recreacion, je m'y esbaitoient. Et, à force, contre ma voulluntés, pour eulx complaire, prins celluy rebecht, lequel peu devant je avoye heu fait, et les fis quelque peu danser, maix non pas grandement, car je estoit cy très laissés que je ne me pouvoient soubtenir ; et avoient les grosse boutailles (1) au piedz, et ne demandoie que à dormir et respouser ; mais, las ! mon repos fut bien court, comme vous oyrés. Durant ce tamps que ce faisoit cette bonne chier estoient les lairons, en l'entour de la maison, qui espioient par où il pourroient entrer. Et tellement que, à ce jour Sainct Humbert, thier jour du moix de novembre, de nuyt, ont yceulx lairons secretement rompus le mur d'ung cellier avec ung coultre de charue, et, par ce troult ainsy fait, entra l'ung d'iceulx guernement, nommés Picanat, naitif de Sainct Prive la Montaigne, lequelle deux ans après fut pandus au gibet de Mets. Et ovrit celluy lez huys de la maison et fist entrer ses compaignons dedans, c'est assavoir Rellecquin de Noeroy devant Mets, le malvais Geraird de Setenay, et ung aultres, nommés Perignon, qui estoit de devers Mouson. Et alors parmy la ville estoient se pourmenant deux hommes d'armes, bien montés et armés à la couverte, avec leur paige, qui. attendoient l'aventure et auquelles les devant dit trayste piettons nous avoient vandus la somme de cent florin d'or, et avoient promis de nous délivrer. L'ung d'iceulx hommes d'armes se appelloit Gregoire, homme estoit au seigneur de Baisonpier ; et l'aultre se nommoit le Loherains, lequelle devant la guerre demouroit à Mets, et avoit estés homme au cappitaine Jehan de Vey. Alors, environ une heure après minuit, sont iceulx lairons entrés dedans, et, sen lez apercevoir en riens, vinrent jusques à feu alumer de la chandelle ; puis, avec vouge, dairt et espée nues, se sont aprouchiez des lit auquelle nous estiens couchiez, et, comme gens innumains et cruel, vinrent à frapper dessus ledit mon perre, pource qu'il cryoit alairme et qu'il à son pouvoir ce deffandoit et ne se voulloit laissier emmener. Et tellement l'ont heu frappés d'une rappier, qu'il en olt la mitté de la mains couppée, puis d'ung aultre copt fut ferus en la teste jusques à l'os, et fut piteusement traictés. Encor olt de la hante d'ung espiedz en travers de la joue, tellement que c'estoit pitiez de le resgairder, car son corps estoit tout en sanc, coullant au loing du corps jusques en terre. Avec ce, luy firent encor une grand playe au loing du front, qui luy (1) Ampoules. |
avalloit le sorcil tout bas, dont le pouvre homme se print de toute sa puissance à brayre et à cryer. Maix, nonobstant toute sa deffence, après qu'il eurent cela faict, l'ont tirés tout nudz par les piedz dez sus le lict en terre, tellement que sa teste prin ung bout sur la bancque (1) et puis de là sur le pavés. Et, à force, violentement, l'ont traynés hors de la maison par les piedz, aussy nudz comme il vint du ventre de sa mère. Et incontinant, à ce bruit, se sont approchiez les deux chevaulcheurs, lesquelz déhaitte (2) de le chargier, luy qui estoit tout nudz couchiez dessus la terre engelée. Et, à l'occasion que l'on ne veoit goutte, l'unz de leurs chevaulx monta sur le corps du dit mon perre ansy nudz, et luy ont rompus l'une des couste. La pouvre femme ma mairaistre, laquelle à son povoir se perforsoit de le aidier et deffendre en criant : à l'arme, y receupt ung coup et fut ferue de l'ung d'iceulx larrons de la hante d'ung espiedz an travers de la teste, et tellement que, du coup, l'on luy veoit les os et l'estoille du servel ; et fut couchiez au travers des aindiez (3) du feu ; et à peu près ne fut de ce copt assommées. Et moy, ainsy nus et deschault, fort (4) de ma chemise et d'ung bonnet de nuyct, y receups plusieurs coups, car, avec ung baston, faisois mon debvoir de deffendre ledit mon père. Neantmoins ma deffense valoit bien peu quant au faict de le saulver. Toutefois, entre les autres copz, je apperceu et vis que l'ung d'iceulx avoit entoisser (5) et vouloit encor ferir d'une rapière ledit mon père, laquelle je prins avec la main par le tranchant pour retenir le copt, et me couppait les mains et les dois à par dedans de la palme, dont le sang print à couller. Lors fut ledit mon père violentement et à force prins d'iceulx larrons, là où il se gisoit, ainsy tout nudz à terre devant son huys, comme dict est. Et fut en cest estat mis sur le cheval du paige ; et à force de coupz bien vistement le firent marchiés. Et moy pareillement prinrent par le poing, aussy tout nudz, comme dict est, fort que de ma chemise et d'ung petit bonnet de nuyct ; et en cest estat m'en ont menés. Or veuilliés sçavoir, tous que de cecy oyés parler, la douleur que nous souffrîmes pour celle nuyct et les aultres ensuyvant, comme vous oyrés. Je croy que plus tost me (1) Banc. (2) Se hâtent. (3) Landiers. (4) Fors ; c'est-à-dire : nu, sauf ma chemise, etc. (5) Enteser : brandir une arme pour frapper. |
fauldroit ancre et papier que je le vous sceusse bien amplement dire ne desclairer ; et n'y ait si dure cueur, s'il nous eust veu en l'estat où nous fumes mis avant qu'il fut une heure, qui n'eust eu pitié de nous, ne qui se sceut tenir de plorer. Premier, vous debvés sçavoir que se fut à grant yver, au quel il geloit si très asprement qu'il sembloit que tout se deust fendre de gelée. Et vestoit alors ung vent de bise qui estoit si très aspre et tranchant et de si grant froideur que les mieulx vestus foisoit trambler. Et nous, doulans, estions alors tous merre nudz, c'est assçavoir mon pauvre père sur le chevaulx, sans selle et sans estriez, à dos derrier le paige ; et moy, qui du jour devant estois si très lassez que nullement ne me povoie soubtenir ne pourter, et avec les grosses ampoilles et bouteilles que je avoie au piedz, me firent iceulx larons traistres, tout deschault et nudz, come dit est, marchier sur la dure terre ; et, sans sente voyr ne chemin, me menoient ainsy de nuyct par desurs les piers, les estoc et les terres labourées, ausquelles estoient les grosses weise (1) prinse de gelée et durr comme fer, tellement que en peu de temps furent mes piedz tout en sang, qui me estoit une douleur merveilleuse à porter. Et, à reste, en peu de temps, je olt le corps, les bras et jambe tout engellés, car, en passant sur le fond de la chaippelle à Salney, et parmy d'aultre lieu, là où il y avoit de l'yave à passer, cy tost comme j'en tiroie mes jambe et mes piedz, la glace pendoit après, car alors il gelloit à pier fandant et faisoit ung mer¬veilleux yver. Et Dieu scet la doulleur que je souffroie : je croy que nulz, c'il ne l'avoit veu, ne le pouroit panser. Las ! que diray je de mon pauvre perre, lequelle tout le corps de luy estoit couvers de sanc qui s'estoit prins sur luy et engellés ; et avoit la joue, du copt qu'il avoit ressus, grosse et amflée ; le cuyr des tallons luy tombait dedans trois jours comme grosieulx à orfèvre. Et, pour abréger, vous ne vistes jamais martir en painture en telz estat comme il se monstroit ; ne je ne vous sçairoie compter la centiesme partie du mal qu'il nous firent souffrir et endurer. Et alors Rellequin, qui nous avoit vendus, voyant la doulleur que l'on nous faisoit souffrir, en olt pitié ; et de doulleur les lairmes luy en vinrent aux yeulx ; et se print à plourer, et griefement se repantoit de ce qu'il avoit fait, disant qu'il avoit ce fait pource que son perre ne le voulloit marier. Pourquoy, de pitier, se deschaussait et me donnait ses soullés, avec ung (1) Mottes de terre. |
pourpoint de canevair (1) et ung petit hocquetton (2). Et de tout cella me fist adouber (3), car il vit bien que je n'en pouvoient plus ; et estoit force que l'on me portait, aultrement je n'eusse sceu cheminer ; tout le corps de moy estoit en telz doulleur que je ne santoie mambre que j'eusse que de froidure ne fut à demi mort et transis. Et, de fait, il me print voullantés d'orriner, mais il ne fut pas en ma puissance, de force de froidure, combien que j'en eussent grant besoing, ains fut constrains de, en cheminant, tenir ma pouvretés en ma mains pour aulcunement la reschauffer. Et, se tout dire voulloie, et conter les mal que l'on nous fist souffrir, je n'airoie fait en piesse et seroi tropt prollixe, parquoy il m'en fault legièrement passer. A mon perre, qui pareillement estoit transis de froit et de doulleur, fut bailliez ung rouge manteaulx pour luy couvrir et effubler, et encor luy fut bailliez ung chapperon en gorge, tellement que c'estoit pitier de le resgairder. » Philippe de Vigneulle a donc un réel talent de narrateur. S'il est vrai que la Chronique a une grande importance au point de vue historique – même les légendes curieuses de la fondation de Metz et des villes lorraines ne sont pas sans intérêt pour l'histoire de la méthode et de la critique historique, il n'est pas moins vrai que son intérêt littéraire est loin d'être négligeable. La langue de Philippe de Vigneulles est d'ailleurs particulièrement savoureuse : c'est du français, sans doute, mais un français particulier, celui qu'on parlait à Metz, tout imprégné de mots et de formes dialectales. Cette langue est donc, au point de vue de l'étude du dialecte lorrain, un document très précieux, d'autant plus précieux que Philippe de Vigneulles, qui n'a pas le moindre souci d'orthographe – l'on a pu en juger – nous donne par là même des renseignements très précis sur sa prononciation. De cette précieuse Chronique, nous ne possédons qu'une transcription d'Huguenin. Huguenin n'a pas été épargné par les historiens (4). Ne citons que le jugement de M. Hauser (5) : « Cette édition est presque inutilisable. » (1) Canevas : grosse toile écrue. (2) Casaque de coton. (3) Munir, équiper. (4) Voyez ce qu'en dit QUICHERAT, Bibliothèque de l’Ecole des Chartres, t. V, p. 541. (5) Sources de l’histoire de France, t. II, 1, p. 95 (1906). |
La comparaison du texte de l'édition Huguenin et du texte du manuscrit ne fait que confirmer ce jugement. Si l'indication portée au crayon en bas du f° 4 du manuscrit d'Epinal est exacte, ce feuillet et le suivant seraient une copie du manuscrit de Metz exécutée par Huguenin lui-même. L'on constate dès la première ligne qu'Huguenin ne savait pas lire l'écriture du XVIe siècle. Il lui échappe de graves erreurs. Il traduit entendre à faire justice, au sens latin de s'attacher à, s'appliquer à (Metz f° 216 r°), par attendre ; il ne connaît pas la valeur de la préposition devent, qui signifie dans, et il la traduit par durant (f° 241 r°). Ces erreurs matérielles ne changent guère le sens général, et, si le texte est inutilisable pour un linguiste (Hugue¬nin rajeunit systématiquement la langue et l'orthographe), il reste, dans l'ensemble et en gros, valable pour l'historien. Le plus grave est qu'Huguenin a tronqué le récit de Philippe de Vigneulles. L'on pourrait croire, d'après Mme Dorner (1), qu'Huguenin a reproduit la Chronique de Vigneulles du début à 1323 « avec quelques abréviations ». Il n'en est rien. Il nous suffira de constater que la Chronique compte 418 feuillets, 836 pages in-folio d'une écriture serrée ; elle se trouve réduite, dans Huguenin, à 146 pages petit in-4°. Il est d'abord visible que tout ce qui ne concerne pas directement Metz a été laissé de côté. Mais tout ce que Philippe de Vigneulles a écrit sur Metz n'a pas été retenu par Huguenin, qui a fait un nouveau choix, ne conservant que ce qui lui paraissait intéressant, et, peut-être, supprimant ou arrangeant ce qu'il ne savait pas lire. On voit ce que cette méthode – ce manque de méthode, plutôt – a d'arbitraire. Des phrases nécessaires au sens ont disparu. Des phrases séparées dans l'original par des pages se trouvent réunies et prennent un sens nouveau par suite de leur rapprochement. Huguenin ne s'est d'ailleurs pas soucié de transcrire le meilleur manuscrit : il a pris le plus facile à lire. De plus, il a intercalé dans le texte de la Chronique de Philippe de Vigneulles des fragments d'autres chroniques, sans souci de la diversité des styles, sans la moindre indication de sources. Son texte est donc, tantôt un abrégé extrêmement réduit – et mal fait – de la Chronique de Philippe de Vigneulles, tantôt une marqueterie où il est fort difficile de retrouver les débris - membra disjecta - du chroniqueur messin. Il est donc nécessaire de publier intégralement, tant pour son intérêt historique que pour son intérêt littéraire (1) Mémoires de l’Académie de Metz 1913-1914, p. 61. |
et philologique, le monument grandiose que Philippe de Vigneulles a voulu élever à la gloire de Dieu et à la gloire de la noble cité de Metz. Nous publions ici trois textes qui représentent trois états successifs du début d'un chapitre de la Chronique. Le premier peut être considéré comme le premier jet de Philippe de Vigneulles : il est emprunté au manuscrit A. Le second offre les corrections et notes ajoutées par Philippe de Vigneulles au brouillon primitif du manuscrit A. Le troisième reproduit le texte définitif du manuscrit M. L'on y voit comment Philippe de Vigneulles a rédigé sa Chronique, en partant d'une liste des évêques de Metz, à laquelle il ajoute des renseignements puisés dans Gaguin et dans les chartriers des couvents ; l'on y peut étudier aussi ses corrections de style. Papolle, en lattin Papollus fut le XXVIIIe évesque, et tint le siège XXIII ans, desoulz Diodemey et Bonifface le Bel et Honnoré et Séverin, pappe. Aucy fut on temps de Héraicle l'empereur. Et cellui Papolle premier édiffiait l'église et monaister de Sainct Siphorien hors dez Murs de la cité de Mets et à plus près d'iceulx ; et reposent son corps léans. Et morut le XIe jour d'octobre. Item, la Ve année de l'empire Éracle cy devent dit, les Perses, que nous appellons Sarrazins, prindrent la saincte cité de Jhérusalem... En cellui tampts tenoit le sciège de l'évéschiei de Mets ung révérand prélas nommés Papolle, en lattin Papollus. Et fut le XXVIIIe évesque d'icelle cité ; et tint le siège XXIII ans, desoubz Diodemey et Bonifface le Bel et Honnoré et Séverin, pappe. Aucy fut on temps de Héraicle l'empereur*, duquelle nous parlerons icy après. Et fut cellui Papolle qui premier édiffiait l'église et monaister de Sainct Siphorien horz des murs** de la cité de Mets, et à plus près d'iceulx ; et reposent son corps léans. Et morut le XIe jour |
d'Octobre * * *. Item, la Ve année de l'empire Éracle cy devant dit, les Perses que nous appellons Sarrazins, prindrent la saincte cité de Jhérusalem... Notes marginales. * Héraicle, empereur. * * On dit que Sainct Siphorien fut fondée de Otto VIIIe, empereur. * * * Devant que on escripve plus avent, resgardez en Gauguin quel chose il dit de cez ampereur et de cez roy de France icy aprez escript ; car il ne lez faut pas mestre deux fois. En marge. Papolle, évesques XXVIIIe, thint le sciège XXIIII ans, et fundateur du monastère de Sainct Siphorien. « En celluy temps tenoit le sciège de l'éveschiez de Mets ung révérand prélas, nommés Papolle, en lattin Papollus. Et fut le XXVIIIe évesque d'icelle cité, et tint le siège XXIIII ans, desoubz Diodemei et Bonifface le Bel et Honorée et Séverin, pappe. Aucy fut on temps de Héraicle l'empereur, duquelle nous parlerons ycy après. Et fut cellui Papolle qui premier édiffiait l'église et monaister de Sainct Simphorien, hors dez murs de la cité de Mets et à plus près d'iceulx ; et reposent son corps léans. Et morut le XIe jour d'octobre. Touteffois, au regard dudit Sainct Simphorien hors des murs, que premier il fonda, l'on ne trowe pas la manier coment, ne de quel terre et rante il la dowait ; car la plus pairt dez lestre et des donnacion d'icelle église furent prinse et brullée de ceulx de Metz, du tamps que 1a guerre des Anglois fut en France, et à temps de la Pucelle. Car, en l'an mil IIIIc XLIIII, par ung jour de Sainct Lambert, XVIIe de septembre, fut ordonnés par lesdits de Mets de esbaitre la devantdicte église Sainct Simphorien, avec tout le bour et toutte la menandie d'icelle ; et, le jour sainct Gurey ensuyant, qui fut le XIXe jour dudit moix, en fut fait comme il avoit estés dit et ordonnés, pource que on doubtoit que lez ennemys ne ce vincent lougier en ce lieu, comme cy après serait dit, quant tamps vanrait d'en parler. Et, par ainssy, l'on trouve bien peu de lestre qui faisse mention dez grand terre et signeurie que à ycelle église ancien- |
nement ont estez donnée. Et veullent aulcun dire que Otto, empereur, VIIIe de ce nom, la fonda ; ou possible il l'enrechit de grand terre et signeurie. Et, pource que la vérité n'en est incogneue, je n'en dirés plus pour le présent. Et, en retournent à ma mestier acomencée, dirés coment, durans le tamps du devantdit évesque Papolle, fut ansaincte Belgedrude, femme au devantdit Clotaire, roy de France... » [Suit toute l'histoire de Dagobert, fils du roi Clotaire, et celle de l'invention du corps de Saint Denis et de ses deux compagnons. Ce n'est qu'au f° 97 v° que le récit reprend :] « Item, durant ce tampts, et la Ve année de l'empire Éracle, cy devent dict, lez Perses, que nous appellons Sarrazins, prindrent la saincte cité de Jhérusalem... |
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